Éditorial : deux mois de bienfait, deux mois de peine

Nous sommes certainement d’accord là-dessus : deux mois de développement supplémentaires feront sûrement le plus grand bien à Final Fantasy XV. C’est très courageux de la part de Square Enix de le repousser si près du but, après avoir fait de ce 30 septembre une date si symbolique et convoitée lors d’Uncovered.

D’autres éditeurs ont été beaucoup moins scrupuleux par le passé, et ont gagné une réputation peu enviable par la même occasion. Tenez, là, je suis certain que vous pensez à Ubisoft. Au début de l’année, Uncharted 4 lui aussi a subi deux mois de retard, par petits bouts d’ailleurs, sur sa date initialement annoncée. Pourtant, plus personne ne parle de ce contretemps aujourd’hui, et le jeu a fait parler de lui pour bien d’autres sujets. En revanche, personne n’a oublié le lancement d’Assassin’s Creed Unity, qui incarne encore aujourd’hui à lui tout seul, deux ans après, le concept d’un jeu mal fini. En termes d’images, c’est incomparable : une sortie prématurée coûte bien plus cher qu’un modeste retard. Bref, ce n’est pas bien grave. Il suffit d’un peu de patience, et d’espoir que cela profitera bel et bien au jeu.

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Ce qu’il y a de réellement pénible, c’est plutôt l’idée que nous sommes partis pour deux mois supplémentaires de ce cirque médiatique dangereux auquel s’adonne Square Enix depuis Uncovered. L’éditeur gagnerait tellement à profiter des bénéfices de la rareté. Au lieu de cela, la campagne promotionnelle avance tambour battant, se gorgeant des mécanismes pathétiques de la « hype », qui est l’un des monstres générés par l’Internet de l’immédiateté, et une arme à double tranchant. Le marketing fait tout son possible pour rendre FFXV le plus « cool » possible, ce qui tombe le plus souvent à plat et dessert les intentions réelles du jeu. Parfait exemple : on ne pouvait pas imaginer une bande-annonce plus en décalage avec les attentes des joueurs que celle mise en musique par Afrojack à l’E3. L’annonce du report a heureusement contraint Square Enix à revenir vers plus de sobriété et de franchise ; pour combien de temps ?

Sur Internet, le pendant de la « hype » est évidemment le « drama », tout aussi toxique. Hajime Tabata semble être passé maître dans l’art d’en déclencher, la preuve encore ces dernières semaines avec les fausses tergiversations autour de la question des contenus téléchargeables et de la linéarité supposée de la seconde moitié du jeu ; tout cela, dans ce dernier cas, pour nous apprendre finalement que cela ne concerne qu’un segment proche de la fin. Qui plus est, le réalisateur nous soumet de très nombreuses informations en apparence sensibles alors qu’on ne lui demande rien de tel. Nous aurions sans doute tous aimé découvrir le chapitre zéro le 29 novembre ! Et qu’y a-t-il de si grave à savoir que la fin de l’histoire sera plus dirigiste ? Le fait que Square Enix ait presque institutionnalisé dans ses Active Time Reports le droit de réponse de Tabata à chaque petite polémique en dit long sur son inaptitude à communiquer correctement.

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Bien sûr, ces controverses existent parce qu’elles sont amplifiées par la course au sensationnalisme et aux bonnes blagues des sites de jeu vidéo généralistes et des réseaux sociaux. Car c’est lorsque des informations complexes ou contrastées sont livrées par le biais de titres réducteurs ou de tweets dégoulinants de mauvaise foi que le « drama » prend réellement corps. Ainsi se façonne une situation de crise illusoire, qui n’est rien de plus qu’un grand quiproquo attisé par des sensibilités à fleur de peau, sans aucun recul.

Le problème, c’est que quoi qu’il fasse, Final Fantasy XV est maudit simplement par son historique chargé, et il me semble que cela risque de fausser grandement les opinions. Je soupire déjà à l’idée qu’il sera certainement jugé par beaucoup sur la base de ses « dix années de développement ». Les gens bien renseignés savent qu’il s’agit pourtant d’un grossier raccourci, car le FFXV qui sortira en novembre n’est en cours de conception que depuis début 2013. Il est forcément absurde d’attendre d’un jeu issu de trois ans et demi de développement qu’il soit l’aboutissement de dix ans de travail continu. Dommage : par paresse, ou par facilité, ou les deux, beaucoup entretiendront jusqu’au bout l’ambiguïté entre temps d’attente total et durée du développement réel.

D’autres faits pourtant importants sont occultés par ce raccourci, et parmi eux, il y a celui que FFXV sera le tout premier jeu de grande ampleur d’une nouvelle équipe formée pour l’occasion ; elle est principalement constituée de vétérans de Versus XIII, des fidèles de Tabata ayant travaillé sur Crisis Core et Type-0, des ingénieurs à l’origine du moteur Luminous Studio, et d’anciens de Visual Works. Un Final Fantasy issu d’un nouveau mélange de talents, c’est tout de même enthousiasmant ! Ils ont déjà accompli beaucoup et ce jeu sera l’occasion de découvrir ce dont ils sont capables, même si l’on peut se douter de leur fragilité tant qu’ils n’auront pas fait leurs preuves.

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Il aura d’ailleurs fallu du temps aux développeurs pour révéler la forme que prendra une véritable séance de jeu de Final Fantasy XV. À ce titre, la fameuse vidéo de 50 minutes concrètes de la « version master » vaut infiniment plus que de longs mois de baratin prétentieux nous vantant un chef-d’œuvre qui « rendra sa grandeur à Final Fantasy ». Tout prestigieux qu’il se doit d’être, FFXV sera probablement réussi, mais nul ne pourra savoir s’il s’agit d’une œuvre culte avant d’avoir pris le temps de le découvrir à tête reposée. Attendre l’exceptionnel semble déraisonnable, mais comme tous les Final Fantasy, il aura sans doute de nombreuses qualités pour ceux qui sauront les trouver ; on en perçoit déjà un certain nombre. Il faudra juste que Square Enix évite de nous en dégoûter prématurément en jetant en pâture des révélations non sollicitées.