Éditorial : Tabata, l’ambition outrancière

C’était donc ça. En janvier, Hajime Tabata nous prévenait que l’événement Uncovered allait marquer un tournant dans la communication autour de Final Fantasy XV. De septembre 2014 jusque-là, le réalisateur fit preuve d’humilité pour rassurer les joueurs attendant le nouvel épisode depuis si longtemps. Mais désormais, la voix de Square Enix s’est tournée vers le public le plus vaste possible pour le convaincre que Final Fantasy s’est perdue et qu’il est temps de lui « rendre sa grandeur ».

Ce discours a été inauguré par Hironobu Sakaguchi en ouverture d’Uncovered, dans un message qui n’a pas manqué de me hérisser le poil. Tabata lui a très rapidement emboîté le pas lors de ses entretiens avec la presse, dans une ritournelle qui a atteint son apothéose (actuelle) dans le long article de Game Informer, où le réalisateur a tout simplement signifié qu’aucun Final Fantasy depuis le sacro-saint épisode VII n’a réussi à réunir ce qu’il considère être les trois piliers indispensables à un épisode digne de ce nom : le désir de braver le statu quo, la proposition d’une expérience hors du commun et l’utilisation d’une technologie de pointe repoussant les limites de la console. Mais que tous se rassurent, car le sauveur promet de faire tout son possible pour que FFXV les rassemble enfin. Que monsieur Tabata se méfie, car il marche sur un terrain miné.

088

En faisant de tous les Final Fantasy récents ses boucs émissaires, il ne peut pas porter un message conciliant ou constructif. Sous couvert d’un discours de vérité qu’il pense pouvoir se permettre car il n’a jamais travaillé sur un FF numéroté, il joue avec le feu et cela risque bien de se retourner contre lui. D’un côté, il choque tous ceux qui ont un épisode favori parmi ceux qu’il exclut de l’excellence. De l’autre, il confirme dans leur impression tous ceux qui pensent que la série est en déclin. Pour les premiers, il provoque forcément une réaction d’incompréhension, voire de rejet. Pour les seconds, il se positionne comme celui qui leur rendra cette « grandeur » disparue… mais en fait, ne fait que leur donner des cartouches supplémentaires pour assassiner FFXV s’il n’est pas à leur goût le jour de sa sortie. À ce titre, ses explications sur les raisons pour lesquelles le jeu a des chances de plaire aux nostalgiques d’anciens épisodes tels que FFVI sont très confuses.

Il est tout à son honneur d’afficher ses ambitions et sa combativité, ce qu’il n’a d’ailleurs pas manqué de faire depuis qu’il a succédé à Tetsuya Nomura au poste de réalisateur, en faisant face directement aux fans inquiets. Mais je n’arrive pas à tolérer l’idée que, pour vanter les mérites du jeu que j’attends le plus actuellement, son créateur se permette de rabaisser d’autres épisodes que j’adore et qui, pour moi et sans doute pour beaucoup d’entre vous, remplissent tout à fait ces trois critères. Ce qu’explique Tabata est au mieux simpliste, au pire insultant, et j’espère qu’il abandonnera vite ce discours. Mais avant tout, je pense que le réalisateur donne trop peu de contexte à ses constatations, et que cela entraîne chez les commentateurs des raccourcis d’autant plus dommageables.

109

Premièrement, l’idée que la série n’est plus à la pointe de la technologie n’est pas compréhensible si on ne se place pas du point de vue des développeurs. Pour Tabata, Final Fantasy n’a plus rempli ce critère capital depuis un temps qu’il se garde bien de déterminer, mais dont on peut déduire qu’il remonte à, ô surprise, FFXIII. Cela semble d’autant plus étrange pour un observateur extérieur, parce que le treizième épisode est apparu aux yeux de tous comme une réussite technique et que ce n’est pas du tout sur ce point que le jeu faisait débat. Aujourd’hui, Tabata se permet de prétendre que les créateurs de FFXIII n’ont pas réussi à aller jusqu’au bout de leurs ambitions à cause des difficultés techniques auxquelles ils ont dû faire face. C’est sûrement vrai (Toriyama l’a expliqué), mais ce type de renoncement n’est-il pas précisément vérifiable sur tous les projets, surtout d’aussi grande ampleur ? Hajime Tabata lui-même a-t-il oublié qu’il a dû faire des choix dans ce que promettait Versus afin de concrétiser FFXV ? Quand bien même il vantera les mérites de sa technologie, certains viendront lui reprocher des détails aussi fondamentaux que l’impossibilité de changer de personnage jouable.

Pour résumer, la plus grande fierté de Tabata est d’avoir réussi à chambouler totalement l’organisation hiérarchisée habituelle des équipes de développement japonaises afin de créer, dans sa Business Division 2, une structure horizontale plus propice à la création. Précédemment, Square Enix avait eu beaucoup de mal à se séparer de méthodes de travail héritées de l’époque de la PlayStation 2, qui étaient devenues totalement inadaptées sur les consoles dites HD. Cette situation avait affecté non seulement FFXIII, mais aussi XIV : Naoki Yoshida l’avait bien expliqué dans son propre post-mortem du jeu. Pour FFXV, Tabata pense avoir évité ces écueils en réunissant les équipes en charge du jeu, des cinématiques et surtout du moteur au sein d’un même département. Mais du fait de son manque de clarté, chaque mention de FFXIII se détourne évidemment des questions purement technologiques pour alimenter l’interminable rengaine subie par cet épisode et ses suites. Alors que Lightning Returns est sorti il y a plus de deux ans, on aurait cru que les mécontents avaient enfin tourné la page.

116

Deuxièmement, cette obsession pour la technologie laisse de côté des causes d’inquiétude réelles chez une partie des joueurs, qui sont encore sceptiques devant FFXV. Certains des doutes les plus tenaces sont même directement liés aux précédentes déclarations de Tabata sur des sujets aussi variés que la richesse en action du système de combat, l’absence de femmes dans le groupe des héros et la cohérence avec les éléments promis par Versus XIII en son temps (tout particulièrement les raisons du remplacement de Stella). Qui plus est, les sceptiques sont sûrement très heureux de savoir que les moyens technologiques mis en œuvre sont colossaux, mais toutes les démonstrations jouables de FFXV proposées jusqu’à présent font montre de lacunes techniques peu rassurantes pour l’état de la version définitive. La presse se fera un plaisir d’accabler le jeu s’il n’est pas à la hauteur en termes de résolution et, surtout, de nombre d’images par seconde. Si cela se produit, on ne pourra regarder les déclarations actuelles de Tabata qu’avec dépit.

Troisièmement, Tabata répète à l’envi que Final Fantasy était jusque-là dans une situation de crise, mais il n’en donne jamais les modalités exactes. Un flou sans doute volontaire, permettant à chaque déçu de plaquer les faits qu’il désire sur ses déclarations, mais il est évident que la réalité est bien plus compliquée et subtile que cela. Oui, il y a eu des moment difficiles. FFXIII a divisé les joueurs, c’est incontestable, ce qui signifie que le choix de Square Enix d’en produire deux suites a forcément agacé les insatisfaits. Mais comme je le disais, cette trilogie est close depuis deux ans. Et puis il y a eu la première version de FFXIV, le seul échec incontestable de la série, dont le PDG de Square Enix de l’époque Yôichi Wada avait admis qu’il avait égratigné l’image de Final Fantasy. Il est derrière nous depuis 2013 et le lancement du remarquable A Realm Reborn. En réalité, la seule crise aiguë qui soit toujours en suspens est… la décennie d’attente de Final Fantasy Versus XIII devenu FFXV.

091

Un FFXV qui devra être particulièrement convaincant s’il veut faire oublier ces longues années. À entendre Tabata, le résultat renouera avec les fameux trois piliers originels… Si l’on peut une nouvelle fois déplorer le fait qu’il est impossible de juger de la validité de sa prophétie tant que FFXV n’est pas sorti, et que par conséquent il ferait mieux d’être plus humble, il faut là encore remettre du contexte. Car quand le réalisateur annonce vouloir rendre sa grandeur à la série (« make Final Fantasy great again »), il situe son objectif davantage du côté du marché du jeu vidéo que de la qualité intrinsèque des jeux précédents. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il n’a pas hésité à évoquer un objectif de 10 millions d’exemplaires vendus ; autant que FFVII. Depuis ce dernier, les chiffres de vente n’ont fait que décroître, tout en restant respectables pour les épisodes principaux. C’est pour cela que Tabata veut désormais refaire de FFXV un « challenger » et l’inscrire parmi les « triple A » internationaux que sont The Witcher 3, Assassin’s Creed ou autres Skyrim. L’ambition est admirable, mais fait aussi craindre que le jeu s’aligne pour cela sur des standards trop consensuels…

Dans ce contexte, on comprend mieux pourquoi il n’est plus du tout question de prendre des pincettes, et pourquoi la communication de masse autour de Final Fantasy XV ne s’adresse en fait plus vraiment aux fans de la série. Désormais, Square Enix est parti à la conquête de ce grand public qui achète les yeux fermés chaque nouveau triple A d’action-aventure. Dans tous les cas, au lieu de tourner autour du pot et de donner une image catastrophique aussi vague que faussée du passé de la série pour s’offrir une légitimité de sauveur, Hajime Tabata ferait mieux de démontrer les raisons pour lesquelles il a tellement confiance dans son projet. À l’issue d’Uncovered, les mystères restent nombreux et l’idée générale renvoyée par FFXV manque encore de cohésion. Heureusement, Game Informer nous raconte depuis le début du mois la teneur concrète d’une session de jeu, et cela nous fait grand bien.