Derrière le départ de Hajime Tabata, l’inquiétante fébrilité de Square Enix

Les annonces successives des pertes de 28,7 millions d’euros du studio Luminous Productions, de l’annulation de trois des quatre DLC à venir de Final Fantasy XV et du départ de Hajime Tabata ont donné à voir un Square Enix en pleine incertitude.

Alors que tous s’attendaient à retrouver dans ce nouveau studio la même énergie – quoique souvent mal maîtrisée – qui a guidé le développement du quinzième épisode et de ses contenus additionnels, le doute est aujourd’hui de mise. Derrière les messages arrangeants, car il s’agit de ne pas perdre la face, il faut sûrement que la reprise en main ait été brutale pour que Tabata, qui est depuis 2014 le visage de la nouvelle génération de l’éditeur, quitte le navire. Celui qui tenait tellement aux nouvelles possibilités ouvertes à l’équipe qu’il a bâti de ses mains, et qui parlait depuis plusieurs années déjà du nouveau projet qu’il voulait accomplir avec eux, se retrouve désormais hors jeu, lâché alors que nul ne peut nier les efforts qu’il a consentis pour cela et qu’il méritait sans doute mieux – quoi qu’on pense de la façon dont il a géré l’épisode maudit.

Hajime Tabata 1

En annonçant le 7 novembre que Luminous Productions allait désormais centrer ses efforts sur « des jeux vidéo “AAA” de grande ampleur et de haute qualité », la direction de Square Enix a sans doute interloqué plus d’un joueur ayant suivi l’actualité récente de ce studio, formé à partir de la Business Division 2 qui a vu naître Final Fantasy XV. En effet, lors de l’annonce de sa fondation, fin mars 2018, le communiqué de presse disait déjà qu’ils se donnaient pour mission de « développer de nouveaux titres AAA ». Seul projet a priori toujours d’actualité, le premier d’entre eux doit être une toute nouvelle marque, que Hajime Tabata a évoqué de très longue date – les premières mentions remontent à fin 2015 ! – sans pour autant avoir jamais expliqué publiquement ce qu’il comptait faire exactement. En octobre 2017, il s’en ouvrait tout de même longuement dans un entretien avec le site Eurogamer, tout en précisant qu’il n’était pas encore entré en phase de préproduction à ce moment-là. Cela laissait penser qu’il ne fallait pas l’attendre avant plusieurs années.

Lors de son intervention dans l’émission de la semaine dernière, Square Enix a transmis l’explication officielle de cette réorganisation par l’intermédiaire d’Akio Ôfuji : « L’intention est de proposer cette nouvelle expérience AAA à chacun, ne serait-ce qu’un jour plus tôt. Du fait de ce changement de direction, la société a décidé de concentrer nos forces sur le développement de ce titre. » Si la différence ne se mesure qu’en quelques jours gagnés, on peut concevoir que la ligne d’arrivée est encore bien lointaine…

La fin d’une diversification ?

Mais en réalité, le communiqué de la fondation de Luminous Productions ajoutait qu’ils préparaient également « des jeux et des contenus de divertissement innovants à un public international », ce qui laissait penser que Tabata comptait non seulement donner envie corps à son fameux nouveau jeu, mais aussi à une multitude d’autres projets qui ne sont pas nécessairement associés au jeu vidéo. L’un d’eux a d’ailleurs vu le jour dès avril dernier, lorsque la chaîne japonaise NHK a diffusé un documentaire en plusieurs parties intitulé Jinrui tanjô (naissance de l’humanité), dans lequel des séquences en images de synthèse représentant des australopithèques ont été conçues par l’équipe de Luminous Productions – sans doute les mêmes infographistes que Kingsglaive. Sans être de nouveaux contenus vidéoludiques qui viennent enrichir le catalogue de Square Enix, il s’agissait sans doute pour Tabata de servir de vitrine technologique de son département auprès du grand public.

Et puis il y a Final Fantasy XV. Pour le meilleur ou pour le pire, le jeu fait encore l’actualité, deux ans après son lancement. Lorsque Hajime Tabata confirme en septembre 2017 qu’il a donné le feu vert au développement de plusieurs nouveaux épisodes téléchargeables, il explique avoir simplement envie de répondre aux attentes des fans, qui souhaitaient en savoir plus sur les zones d’ombre de l’histoire du jeu. Quoi qu’on en dise, cela partait plutôt d’une bonne intention. Alors tout le monde était reparti pour plus d’un an de FFXV, dans un mystérieux mélange de lassitude et de curiosité. Si le travail sur le jeu devait initialement prendre fin avec l’épisode d’Ignis, en décembre 2017, Tabata a ouvertement décidé de remobiliser une partie de ses troupes pour ce qui allait devenir quatre nouveaux DLC – finalement intitulés The Dawn of the Future. Une vraie petite folie ! Il n’en reste désormais plus qu’un, l’épisode d’Ardyn, qui sortira en mars.

Mais ce n’était pas tout. Dans un étrange acharnement, Hajime Tabata semblait en plus de tout cela étudier l’idée d’un projet en réalité augmentée autour de Final Fantasy XV et des jeux de rôle grandeur nature. « Je pense qu’il y a beaucoup de choses à essayer dans ce domaine », disait-il à Polygon en septembre dernier. Et qui sait ce qu’il avait encore à l’esprit ! Tout ceci semblait fort hasardeux, mais, de toute façon, il n’aura jamais l’occasion de le faire… Son tort a-t-il été de ne pas vouloir tourner la page de FFXV, dans le but selon lui de « rendre aux fans ce qu’ils lui ont donné », alors que sa direction attendait expressément que lui et ses troupes passent enfin à leur nouveau projet ? A-t-il alors simplement choisi de ne pas se parjurer ? Ce qui est certain, c’est qu’il avait de grandes ambitions pour son nouveau studio, et que ce futur nouveau jeu aura une saveur étrange s’il n’est plus là pour le défendre.

Quel destin pour Luminous Productions ?

Il n’en reste pas moins que 28,7 millions d’euros est une belle somme, avec laquelle certains éditeurs – Square Enix y compris ! – feraient volontiers un jeu entier, alors il est difficile de l’attribuer uniquement à trois DLC annulés ou à divers expériences parallèles. Le mystère plane naturellement autour des autres projets qui sont possiblement passés à la trappe, mais la page LinkedIn de Tomohiro Tokoro (qui était graphiste sur FFXV) mentionne un « nouveau titre sur mobile destiné à la Chine ». La question de savoir s’il est toujours d’actualité est sans doute suspendue au fait que nous avons appris cet été que le gouvernement chinois a interrompu son processus d’approbation de nouvelles licences de jeu vidéo, une décision qui met un coup de frein brutal aux possibilités de conquête de ce gigantesque marché par les éditeurs internationaux.

Il ne vous aura sans doute pas échappé non plus que la page de Tomohiro Tokoro indique également que le nouveau titre AAA serait sur « PlayStation 5 ». Si cela n’est évidemment pas une confirmation officielle, ce n’est pas non plus une immense surprise, tant la génération actuelle de consoles est probablement entrée dans sa dernière phase. Le timing de ce projet longtemps balbutiant a toujours plutôt tendu vers les futures consoles, même s’il s’agirait pour Square Enix d’un choix risqué lorsqu’il y a plus de 80 millions de PS4 dans le monde – et peut-être environ moitié moins de Xbox One. L’éditeur souhaite clairement faire de ce jeu une superproduction d’envergure internationale, si bien que, selon le profil LinkedIn du game designer Simon Weisgerber qui y travaille, Luminous Productions s’est associé à un scénariste hollywoodien. Comme s’il s’agissait d’un gage de qualité…

Mais alors que Hajime Tabata a quitté ses fonctions, qui pourra bien prendre sa place à la tête de Luminous Productions et incarner cette nouvelle création ? Il est difficile d’enlever à Tabata son charisme, son visage étant devenu celui de Final Fantasy XV – il est relativement rare qu’une figure reconnaissable surgisse aussi aisément dans le petit monde du jeu vidéo. Le site officiel du studio a été actualité il y a quelques jours avec un message se voulant forcément rassurant écrit par Takeshi Aramaki, ex-programmeur en chef de FFXV qui est désormais responsable du développement chez Luminous Productions – mais Aramaki est un technicien, pas un artiste ou un planificateur, et c’est souvent ces derniers que Square Enix choisit de mettre en avant.

Accessoirement, le site officiel de Luminous Productions révèle un autre changement assez significatif. Alors qu’en octobre, il y a un mois seulement, le studio proposait sur sa page de recrutement une quinzaine d’offres d’emploi dans tous les domaines – dont, précisément, un assistant chef de projet pour la Chine –, celles-ci sont désormais retombées à… trois seulement : des artistes conceptuels et des environnements, et des programmeurs graphiques. Cette réduction brutale de la demande a bien des chances d’indiquer un resserrement radical des ambitions de diversification évoquées ci-dessus.

La page de recrutement en octobre (à gauche) et en novembre (à droite)

Moment de fébrilité chez Square Enix

Ce changement ne surprend guère quand on repense aux déclarations du PDG de Square Enix, Yôsuke Matsuda, lorsqu’il présentait en mai dernier les résultats de sa société. Interpellé dans une réunion d’actionnaires sur la question d’une augmentation des effectifs, il offrait une réponse quelque peu résignée : « Le nombre de studios de développement tiers japonais capables de créer des jeux sur consoles est sur le déclin et nous éprouvons des difficultés à recruter des développeurs. Trouver des ressources à l’étranger et collaborer avec des firmes de développement à l’étranger va devenir crucial. » Dans de telles circonstances, on peut se demander si Luminous Productions n’avait tout simplement pas les moyens humains d’endosser plusieurs projets, et si l’éditeur n’a pas choisi de sacrifier les moins porteurs pour tout verser dans la nouvelle marque en croisant les doigts pour que ce soit un succès mondial. Et si les recrutements ont été abandonnés, peut-être les renforts viendront-ils de sous-traitants à l’étranger, comme c’était déjà le cas pour FFXV. Pour développer un AAA capable de conquérir le monde, il n’y a pas tellement de choix : il faut des centaines et des centaines de petites mains.

On peut sentir, dans ces dernières nouvelles peu rassurantes, une forme de fébrilité de la part de Square Enix. Depuis quelque temps déjà, les documents accompagnant les résultats financiers de l’éditeur trahissent une hésitation palpable quant aux mesures à adopter face aux mutations rapides du marché mondial du jeu vidéo. Y compris dans le secteur des jeux pour mobile, qui leur sourit pourtant depuis des années, Yôsuke Matsuda admet que « la plupart des titres lancés lors du précédent exercice fiscal ont donné des résultats inférieurs à nos attentes et n’ont pas réussi à générer de chiffre d’affaire supplémentaire par rapport à nos titres déjà établis ». Serait-ce la fin de la stratégie aberrante qui consistait à asperger le marché de jeux gratuits avec microtransactions en espérant que l’un d’eux fonctionne au-delà des espérances, quitte à sacrifier par pelletées les titres qui ne sont pas suffisamment performants ? Espérons-le. Matsuda relève précisément que sa stratégie à venir dans le domaine des jeux pour mobile sera axée sur un catalogue plus sélectif de nouveaux titres, et que les équipes de développement et d’opération seront réorganisées…

Les productions pour consoles et PC – que Square Enix désigne sous l’appellation « jeux HD » – ne sont pas tellement mieux loties, alors Matsuda continue à vouloir opérer une transition vers les fameux « jeux en tant que service » dans l’espoir de les rendre plus rentables sur la durée. Dans ses derniers résultats, il évoque même la question des modèles à base d’abonnements récurrents, à la manière des MMORPG, un choix plutôt osé à l’époque des jeux gratuits ! Mais pour cela, encore faut-il que des jeux qui s’y prêtent soient disponibles, alors Matsuda cite également l’importance de publier régulièrement de nouveaux titres – chose délicate dans le cas des grosses productions pour consoles, leur développement prenant toujours de trois à quatre ans. On comprend mieux ce qui a motivé le coup d’accélérateur imposé à Luminous Productions. Quid d’autres titres majeurs qui sont actuellement dans les cartons, mais dont nous n’avons toujours aucune nouvelle ? Personne n’a oublié la promesse de Shinji Hashimoto que de nouveaux Final Fantasy viendraient en 2017, puis finalement en 2018, mais tel que cela se profile, il faudra peut-être plutôt compter sur 2019…

On peut facilement se demander à quel point les autres départements de Square Enix peinent à recruter eux aussi. Un empressement réel est notable du côté du studio Istolia fondé avec l’ex-producteur de Tales of, Hideo Baba : celui-ci a récemment révélé une vidéo de son premier projet de jeu, encore dénué de nom définitif, et relancé dans la foulée les offres d’emploi présentes sur son site… Quant à la Business Division 5 de Naoki Yoshida, elle propose encore de nombreux postes pour son mystérieux futur projet, dont on connaît pourtant l’existence depuis début 2016. Mais de celui-là, toujours aucun mot. Et puis bien sûr, il y a Final Fantasy VII Remake, dont le développement a été arraché à CyberConnect2 et rapatrié en interne début 2017. A-t-il toute la main-d’œuvre dont il a besoin, alors que la priorité actuelle de l’éditeur est certainement de boucler Kingdom Hearts III dans les temps ?

Square Enix risque de renouer avec de vieux démons qui lui ont coûté cher il y a une dizaine d’années de cela, quand ils voulaient accomplir bien plus que ce que leurs moyens le permettaient.