Square et les portages de ses anciens jeux : une malédiction durable

L’annonce récente de l’arrivée d’une petite armée de portages d’anciens épisodes de Final Fantasy sur Switch et Xbox One est d’autant plus remarquable qu’elle a révélé un grand absent : Final Fantasy VIII. En effet, contrairement à son grand frère FFVII et son petit frère FFIX, le jeu n’a jusqu’à présent pas bénéficié d’un portage sur les plateformes modernes telles que la PlayStation 4 ou les appareils mobiles – et, a fortiori, pas sur Switch ni Xbox One.

Y voir là un désamour de Square Enix pour le huitième épisode est une conclusion évidemment grotesque, puisqu’il s’agit de l’un des épisodes les mieux vendus de l’histoire de la série – plus de 8,5 millions d’exemplaires en 2013 – et qu’il fait régulièrement l’objet de rappels nostalgiques dans des titres actuels : l’arrivée de Linoa dans Dissidia NT en est un bel exemple. L’explication des problèmes de droits liés à la chanson « Eyes On Me » paraît également discutable : le site Internet de la JASRAC (équivalent japonais de la SACEM) indique en effet que la chanson appartient à Square Enix, et elle est bien présente dans le portage sur Steam sorti en 2013.

Malgré l’existence de cette fameuse version Steam – transposée par DotEmu comme FFVII –, l’éditeur n’a semble-t-il jamais souhaité le prendre pour base afin d’en créer un portage pour consoles et mobile. Il y a probablement des raisons plus fondamentales, qu’il est difficile d’imaginer sans être dans les confidences de Square Enix. Toujours est-il qu’il demeure une question que je vois souvent, d’autant plus ces jours-ci :

Pourquoi Square « perd » ses anciens jeux ?

Les exemples ne manquent pas : qu’il s’agisse de Final Fantasy VIIX ou Kingdom Hearts, Square a manifestement quelques difficultés à conserver le sacrosaint « code source » de ses plus anciens jeux. Lors des portages ou remasterisations vers les consoles actuelles, les développeurs sont souvent contraints d’admettre qu’ils n’ont plus tous les fichiers d’origine dans leurs archives. Dans le cas de FFX HD Remaster, les programmeurs du jeu d’origine ont essayé de récupérer et de réparer le plus de données possible, mais le producteur Yoshinori Kitase a avoué qu’il était parfois plus rapide pour le développeur, Virtuos, de recréer les modèles de zéro. Quant au premier Kingdom Hearts, Tetsuya Nomura a reconnu que les données étaient perdues et que, lors de la création de la compilation 1.5 ReMIX, les développeurs de Square Enix à Osaka ont dû tout recréer – ou adapter des modèles des épisodes récents dont ils possédaient encore les éléments.

Mais comment est-il possible pour un éditeur aussi majeur de perdre ainsi les données de ses jeux les plus importants ? Ce grand défaut d’archivage est en fait la conséquence directe du mode de développement de Square à cette époque : au bouclage de chaque nouveau titre, les créateurs tournaient la page… entièrement.

À la grande époque, dans les années 90, les jeux y étaient conçus comme de véritables petites pièces d’artisanat, chouchoutées et fignolées jusque dans les moindres détails. Témoin s’il en est de cet état d’esprit : l’obsession des développeurs pour la chasse au gaspillage d’octets. Si un jeu n’exploite pas tout le temps à 100% la quantité de mémoire proposée par la console, c’est qu’il y a un problème. Les fins de projet étaient une vraie chasse aux octets inutilisés – ceux qui en ont encore en réserve les proposent à ceux qui en ont désespérément besoin pour finaliser l’un ou l’autre effet. Tout cela, pour épater non seulement les joueurs, mais aussi les membres des autres équipes de Square. Un climat de concurrence amicale animait alors la jeune société.

En ce temps-là, la grande particularité des programmeurs est qu’ils créent eux-mêmes leurs outils de travail – qu’ils sont les seuls à savoir utiliser pleinement –, afin que leur œuvre soit unique au monde et exploite au maximum les possibilités offertes par la console. À cet esprit perfectionniste s’ajoute une logique jusqu’au-boutiste surprenante : une fois le développement terminé, les créateurs ont le plus souvent l’habitude de laisser leurs outils derrière eux et d’en concevoir de nouveaux pour le projet suivant. Cette méthode se manifeste y compris jusqu’à la génération PlayStation 2 : lors du développement de Final Fantasy XII, la petite équipe de programmeurs consacre un temps considérable à la création des logiciels qui seront utilisés par les artistes, avec pour objectif que ces outils comblent leurs moindres besoins.

Une fois le développement d’un jeu terminé, c’est un peu comme si le vernis venait d’être posé sur une toile de maître et qu’il ne fallait plus y toucher. D’ailleurs, les versions localisées nécessitaient le plus souvent la reprogrammation intégrale dans chaque langue, ce qui explique pourquoi les joueurs américains et européens devaient faire preuve d’autant de patience. Vous comprenez néanmoins le désavantage d’une telle méthode de travail : la présence d’outils si spécifiques signifie que, si le programmeur concerné a quitté la société, ne peut plus lancer ses programmes sur des ordinateurs actuels ou n’a pas entretenu ses sauvegardes, les données sont tout simplement inutilisables ou perdues. Dans ce cas, la seule chose à faire est de procéder à de la rétro-ingénierie du produit commercial… ou à une reconstitution intégrale.

La rétro-ingénierie ne peut cependant pas faire de miracles car, à l’époque de la PlayStation spécifiquement, les contenus faisaient l’objet d’une très forte compression pour réussir à tenir sur le disque de jeu… Alors quand on sait qu’un FFVII occupe déjà trois disques, et FFVIII et IX, quatre ! Cela explique pourquoi les portages de ces trois épisodes sur des plateformes modernes, qui disposent d’un affichage en HD, révèlent des décors en 2D très pixélisés : les images d’origine étaient rendues à des formats très largement inférieurs à la haute définition. Si les éléments en 3D (modèles de personnages, décors des combats) peuvent faire l’objet d’un lissage ou d’un remplacement, les décors statiques sont forcément très dégradés lorsqu’ils sont agrandis et, en l’absence des fichiers d’origine pré-compression, il est impossible d’en reconstituer la finesse.

Quand bien même les infographies d’origine peuvent être retrouvées, ce qui est par exemple arrivé avec Final Fantasy IX, ce n’est jamais suffisant : ici, il n’y a qu’une partie des décors seulement et, surtout, cet épisode ajoutait de nombreux petits détails animés qui devraient être manuellement recréés. Un travail sans doute gigantesque, mais s’il a été fait à l’époque par les développeurs d’origine, il pourrait tout à fait être reproduit aujourd’hui… à condition de le vouloir.

Ainsi, pour conclure sur une petite note éditoriale, il me semble que Square Enix devrait réfléchir à initier un travail de reconstitution minutieuse de ses Final Fantasy sur PlayStation 1. Pour filer la métaphore de l’œuvre d’art précédemment évoquée, on pourrait même parler d’un travail de restauration. Je suis persuadé qu’ils trouveraient sans difficulté des développeurs spécialisés dans la 2D qui se feraient un plaisir de reconstituer les décors en haute définition, même s’il est certain que, du fait de l’ajout de détails que cela nécessiterait, il faudrait la supervision d’un directeur artistique – de préférence quelqu’un ayant travaillé sur le jeu d’origine. L’entreprise serait sans doute copieuse, mais certainement moins qu’un remake intégral…

Tout cela prouve, en tout cas, à quel point la préservation du jeu vidéo est une question majeure.