Où va Square Enix ? Le lancement de Final Fantasy XV en novembre dernier a clos un cycle pénible ouvert il y a un peu plus de dix ans avec l’arrivée des consoles de la génération précédente et l’incapacité des équipes de développement de l’éditeur à renouveler leurs méthodes de travail. Ces immenses difficultés technologiques, que j’ai décrites dans mon historique de Versus, ont lentement mais sûrement égratigné l’image de Square Enix auprès des joueurs et du reste de l’industrie. Elles n’ont pu être surmontées que par une grande cure d’humilité et une réorganisation interne de la maison-mère, sous la gouvernance d’un nouveau PDG. Yôsuke Matsuda a pris ses fonctions il y a quatre ans et l’impact est déjà notable sur les activités de sa société, qui a certes inondé les smartphones japonais de jeux gratuits à micro transactions défilant à un rythme effréné, mais qui a en parallèle repris ses quartiers sur les consoles de salon avec des projets d’ampleurs diverses et variées.
Depuis quelques mois, une nouvelle phase de transition se profile. Lors de la dernière réunion de présentation de ses résultats, en mai, Yôsuke Matsuda a fait preuve d’une réserve certaine pour l’année fiscale en cours, ne cachant pas une ambition surtout palpable sur le moyen terme, d’ici à la fin de l’année fiscale 2020 – qui s’achèvera au mois de mars 2020 –, ce qui dessine les contours d’un plan sur trois ans. Bien que lointaine, cette intention trahit un souhait évident de Matsuda : renforcer la position de Square Enix sur le marché mondial du jeu vidéo.
Il a raison d’être prudent quant aux résultats attendus pour l’année fiscale en cours, dite « année fiscale 2018 » car elle prendra fin en mars prochain. Pour ce qui est des sorties sur consoles, le PDG annonce d’emblée que le Japon sera a priori le mieux loti d’ici à cette échéance. Il fait naturellement référence à Dragon Quest XI – qui sera disponible là-bas le 29 juillet –, et sous-entend que le reste du monde devra se contenter du strict minimum sur cette période. Précisément, l’E3 de Square Enix a été le plus faible depuis des années, la sortie internationale la plus notable à venir étant loin d’être un AAA : Dissidia: Final Fantasy NT. À court terme, le gros de l’activité devrait en fait se trouver sur les téléphones portables et les tablettes, avec l’arrivée probable et massive en Occident de titres dont certains sont déjà disponibles au Japon, ainsi que de nouvelles productions en cours de préparation. Après avoir longtemps préservé le reste du monde de l’avalanche de free-to-play, Square Enix a manifestement accueilli avec satisfaction le succès, notamment, de Final Fantasy Brave Exvius.
L’espace des jeux sur console de salon au Japon, qui connaît depuis plusieurs années un lent déclin, est un très grand sujet d’incertitude pour Square Enix. Compte tenu de cette situation, et en comparaison avec les autres grandes sorties récentes sur PlayStation 4, le million d’exemplaires de FFXV écoulé là-bas représente un chiffre honorable… mais bien inférieur à celui de FFXIII en 2009 : 1,8 million. Les incertitudes relatives à Dragon Quest XI sont d’autant plus grandes que le dernier épisode traditionnel, le neuvième, a été commercialisé il y huit ans au Japon, qui plus est sur une DS qui s’apprêtait à dépasser les 30 millions d’exemplaires sur le territoire national. Sans doute pour maximiser ses chances, l’éditeur a inauguré avec ce onzième épisode une formule inédite : il a été développé simultanément sur PlayStation 4 et 3DS. Dans un contexte où la console portable de Nintendo totalise plus de 23 millions d’exemplaires vendus au Japon – contre un peu plus de 4 millions de PS4 –, il y a de fortes chances pour que ce soit cette version de poche qui enregistre les plus beaux chiffres. Bien que Square Enix n’ait pas encore confirmé l’arrivée du jeu en Occident, tout laisse à penser que cela est bel et bien prévu, et il est aisé d’affirmer que c’est en revanche la version PS4 qui tirera son épingle du jeu en dehors de son pays d’origine. Mais l’éditeur aura avant cela tout intérêt à en moderniser les aspects les plus archaïques, comme il l’avait fait en son temps pour Dragon Quest VIII.
Parallèlement, Square Enix est en train de préparer une transformation numérique de ses activités, tout particulièrement à travers la fusion de ses différents sites marchands sous une seule et même interface ; un projet actuellement prévu pour le mois de septembre 2017, avec en renfort le développement d’une application centralisée. Une telle boutique numérique donnerait à Square Enix la possibilité de mieux gérer et monétiser ses propriétés, dans un contexte où Steam, malgré sa pertinence toujours énorme en termes de visibilité, est devenu une plateforme peinant à gérer son propre engorgement. Ambitieux, Yôsuke Matsuda compte sur cette nouvelle boutique numérique pour accélérer les activités commerciales dématérialisées de ses studios, tout en continuant à porter ses titres sur toujours plus de plateformes. À ce titre, il a d’ores et déjà signalé son intérêt pour la Switch de Nintendo, dont le succès se confirme mois après mois ; DQXI sera le fer de lance de cette initiative. À bien des égards, cette transformation numérique n’a rien d’une simple refonte de devanture, et accompagnera un changement plus profond.
Une première démonstration de ce changement s’est déjà vue il y a quelques semaines, lorsque Square Enix a annoncé – en tentant d’arrondir au mieux les angles – que le gros du développement du remake de Final Fantasy VII était en train d’être rapatrié en interne, dans la 1re division commerciale, alors qu’il était jusque-là censé être conçu en collaboration avec divers studios externes dont le plus important d’entre eux était CyberConnect2. Mais alors qu’au départ, Square Enix espérait si ce n’est sortir le premier épisode de ce remake en plusieurs parties cette année, au moins le présenter abondamment, les choses se sont gâtées pour des raisons que le producteur Yoshinori Kitase n’a naturellement jamais directement évoquées, sa seule explication étant que la précédente solution ne leur permettait pas d’atteindre le degré de qualité attendu et qu’ils en ont conclu que le meilleur moyen de combler les attentes des joueurs était de renforcer la communication entre les concepteurs en les réunissant sous un même toit.
Cette restructuration n’est pas une situation isolée : la nouvelle politique de Square Enix est de réserver le développement des jeux les plus massifs sur consoles de salon et PC à des équipes situées en interne, tandis que des projets de plus petite ampleur seraient volontiers confiés à des sous-traitants – avec NieR: Automata comme principal exemple, le jeu ayant fort heureusement dépassé les attentes de l’éditeur. Il suffit d’ailleurs de jeter un coup d’œil au site de recrutement japonais pour constater que l’éditeur souhaite consolider nettement ses départements spécialisés dans le développement de jeux dits « HD » : la 2e division commerciale, de Hajime Tabata, recherche activement de nouveaux programmeurs pour venir enrichir son moteur Luminous Studio ; la 3e continue à chercher des planificateurs, artistes et techniciens capables de venir l’aider à finir Kingdom Hearts III ; la 5e, menée par Naoki Yoshida, convoite depuis un moment déjà de nombreux concepteurs en tous genres pour un tout nouveau projet ; même la discrète 4e division commerciale, plutôt habituée à gérer des projets pour consoles portables et smartphones, recherche actuellement un programmeur confirmé pour un projet majeur sur consoles de salon. À cela vient s’ajouter la fondation, l’an dernier par l’ex-producteur de Tales of Hideo Baba, du studio Istolia qui, sous la houlette directe de Square Enix, prépare le développement d’un premier projet manifestement destiné aux consoles en priorité. Assurément, ces recrutements massifs seront un moyen d’éviter qu’un projet en particulier monopolise les ressources humaines, comme cela est arrivé ces dernières années. Le retard de Kingdom Hearts III, pour ne citer que lui, serait en partie à attribuer à ce manque de main-d’œuvre. Encore faut-il trouver les perles rares.
Malgré la revente d’IO Interactive, les studios occidentaux de Square Enix sont également en effervescence, avec comme projet porteur l’accord signé avec Marvel pour le développement de plusieurs jeux inspirés de leurs licences phares, dont Avengers. Un premier titre est en cours de conception chez Crystal Dynamics, avec le soutien d’Eidos Montréal comme ce fut le cas pour Rise of the Tomb Raider. Mais chez Eidos Montréal aussi, on voit grand : le directeur du studio David Anfossi a récemment annoncé travailler sur un plan quinquennal pour son studio, avec deux projets en préparation en plus du jeu Marvel conçu conjointement avec Crystal Dynamics – mais aucun ne semble être lié à Deus Ex, série manifestement mise en sommeil après des ventes décevantes du dernier épisode en date, Mankind Divided. Plus spécifiquement, Anfossi parle d’ores et déjà d’une transition qui conduira ses équipes à créer des jeux dont la rentabilité sur une longue durée pourra être mieux assurée, à travers un modèle économique de plus en plus courant chez les grands éditeurs.
Car un tel projet n’est rien d’autre que la concrétisation d’un plan qui va devenir la force motrice des productions sur console et PC de Square Enix : les « jeux en tant que service », mieux connus sous leur dénomination anglaise games as a service. Autrement dit, plus question de sortir un jeu complet après trois ou quatre ans de développement et de passer immédiatement au suivant ; et cela va bien au-delà que de prévoir simplement quelques DLC. La sortie d’un jeu n’est en fait que le point de départ, l’objectif étant de le monétiser sur plusieurs années avec des mises à jour de contenu régulières. Une telle démarche s’explique par le budget gigantesque qu’il est désormais nécessaire de mobiliser pour le développement d’un jeu sur consoles ou PC de grande ampleur – ces productions qu’on appelle plus communément des « AAA » (triple A) –, et que les présidents d’éditeurs de jeu vidéo rechignent désormais à approuver s’ils ne promettent pas soit un nombre énorme de ventes garanti, soit une monétisation de longue durée après le lancement initial. Le principe rappelle certes les MMORPG, mais ce type de jeux est fondé sur une approche beaucoup plus grand public, facilitée par l’absence d’un abonnement et un gameplay accessible.
Dans les « jeux en tant que service » sur consoles ou PC, l’optique du multijoueur en ligne est un aspect crucial pour entretenir l’engagement des joueurs. Les meilleurs exemples de ce type de productions se trouvent chez les éditeurs tiers majeurs actuels, notamment chez Ubisoft qui dispose d’un catalogue impressionnant de AAA activement entretenus et auxquels des millions de personnes jouent chaque jour ; à l’issue de l’E3 2017, l’éditeur français semble à ce titre plus fort que jamais, malgré la menace d’OPA hostile posée par Vivendi. On comprend mieux alors pourquoi le président Yôsuke Matsuda revendique la philosophie des AAA sous la forme de « jeux en tant que service », qu’il semble plus que jamais prêt à appliquer également à ses titres développées au Japon. Un choix par lequel l’éditeur devrait certainement cibler davantage le reste du monde que son pays natal, où le jeu sur consoles est voué à un déclin que peu de productions ont le potentiel d’éviter. Cela n’empêchera sans doute pas Square Enix de connaître de beaux soubresauts avec Kingdom Hearts III, pour l’instant promis pour 2018, et Final Fantasy VII Remake, qui se perd lui dans l’horizon lointain.
Il suffit de regarder la teneur des recrutements en cours au Japon pour comprendre que le réseau jouera un rôle important dans certains de leurs futurs projets majeurs. La Business Division 5, notamment, est à la recherche de programmeurs capables d’intégrer cette composante en ligne dans les jeux en cours de production. Ce département dirigé par Naoki Yoshida, qui connaît une santé remarquable et jouit d’une belle notoriété grâce à FFXIV et à Dragon Quest Builders, est précisément au travail sur un tout nouveau projet. D’aucuns affirment déjà qu’il pourrait s’agir du seizième épisode de Final Fantasy, ce qui paraît assez probable en l’état. Yoshida, autour duquel Square Enix se plaît à créer l’image du grand sauveur de FFXIV, a depuis peu bien du mal à cacher ses ambitions, en se dissimulant toujours derrière des formules de modestie typiquement japonaises selon lesquelles si les joueurs ou sa direction veulent qu’il travaille sur de nouveaux projets tels que cet hypothétique futur épisode, alors il le fera.
Qu’il soit de son ressort ou non, FFXVI sera-t-il alors un « jeu en tant que service » ? Si cela venait à se vérifier, il ne faudrait pas être surpris : à l’échelle mondiale, l’intégration des fonctions en ligne dans les jeux s’est largement démocratisée depuis quelques années, et Matsuda regarde certainement avec gourmandise le succès de titres tels que Destiny ou les productions d’Ubisoft, qui sont les meilleurs représentants de cette formule ; Electronic Arts s’apprête à plonger dans le bain l’an prochain avec son Anthem fraîchement révélé. Il est difficile de concevoir un projet plus majeur actuellement pour Square Enix qu’un Final Fantasy XVI, alors l’éditeur ressentira certainement le besoin d’en tirer la plus grande réussite possible en amplifiant au maximum son potentiel à l’international par un ajustement au format actuel du marché. Et s’il est vrai qu’il existe de flamboyants contre-exemples de AAA purement en solo – nombreux sont les développeurs actuels à se revendiquer de l’héritage de The Witcher 3 –, le rapport de force s’inverse inexorablement et ce sont ces projets-là qui sont désormais considérés comme les plus risqués financièrement parlant.
Reste à savoir si l’éditeur osera franchir le pas avec un épisode numéroté de Final Fantasy, et surtout, si cela ne sera pas vécu comme une trahison par les fans assidus de la série, suscitant une réaction de rejet immédiate. Une telle transition révélerait l’intérêt de Square Enix pour l’immense potentiel de joueurs de ces jeux connectés, nombreux mais volages, plutôt que pour les fidèles de la série, qui seraient alors très difficiles à convaincre. Il faut voir la difficulté avec laquelle un MMORPG tel que FFXIV, aussi réussi soit-il, peut recruter de nouveaux venus. L’éditeur a réussi à se persuader que les fans sont des fidèles qui achèteront tout nouveau FF quoi qu’il arrive, mais il pourrait tomber de haut s’il s’y prend mal. Final Fantasy XV est un premier galop d’essai de cette stratégie future, et le moins que l’on puisse dire, c’est que le scepticisme est de mise. En dehors de sa campagne de contenus téléchargeables conforme au principe déjà bien établi du « Season Pass », le jeu bénéficie de mises à jour régulières – et gratuites, ne l’oublions pas – lui ajoutant des contenus en tous genres, dont des défis et activités avec classement en ligne, venant prolonger sa durée de vie. L’entreprise est jusqu’à présent artificielle et peu probante, le jeu n’ayant pas été conçu pour cela. Le mode coopératif en ligne qui est actuellement en cours de développement semble tout autant improvisé autour du cadre initial de FFXV, et imaginé pour parler à ce fameux public fana de jeux d’action connectés. Pour démontrer sa pertinence, il devra être particulièrement convaincant. Un « jeu en tant que service » judicieux devra avoir été imaginé en tant que tel dès le départ, et non bricolé par-dessus un projet pour lequel personne ne s’y attendait – pire, un projet pour lequel beaucoup attendaient un investissement dans d’autres domaines que celui-là.
Certes, les circonstances du développement de FFXV sont très particulières, et les attentes très grandes générées par son interminable genèse étaient d’autant plus difficiles à satisfaire pour l’équipe de Hajime Tabata ; celle-ci a pourtant relevé un défi gigantesque, notamment sur la question de la technologie, et le jeu a réussi à s’imposer en tant que production AAA. Il est donc réjouissant de savoir que, parallèlement aux mises à jour et DLC de FFXV, la Business Division 2 est en train de couver un tout nouveau jeu majeur qui sera une nouvelle licence, ce qui signifie qu’elle pourra démontrer ce dont elle est capable à partir d’une œuvre lui appartenant pleinement. Un tel contexte serait peut-être plus porteur pour une expérience de « jeu en tant que service », même s’il semble que les intentions de la BD2 sont de continuer à perfectionner le Luminous Studio dans des domaines relevant avant tout des graphismes, de la physique et de l’intelligence artificielle.
Les trois prochaines années seront donc cruciales pour comprendre si Square Enix est capable de concrétiser cette grande transformation. L’éditeur a tout intérêt à mettre les bouchées doubles, en termes de technologie notamment, car cela ne fait pas si longtemps encore qu’il était embourbé dans des difficultés en grande partie provoquées par un précédent épisode d’ambition démesurée. La restructuration du développement de Final Fantasy VII Remake est un premier errement, le dernier espérons-le, qui souligne l’autre travers que Square Enix devra à tout prix éviter : les annonces prématurées, qui entraînent des attentes de plus en plus grandes et difficiles à combler.