C’est donc entendu : Gogo n’est pas Darill déguisée, les Chevaliers de la Table ronde ne sont pas les Cétras qui ont vaincu Jénova la première fois, Squall ne meurt pas à la fin du CD1 et Linoa n’est pas Ultimecia. C’est en tout cas l’avis de Yoshinori Kitase, qui a répondu aux interrogations du site Kotaku à propos de quelques-unes des théories les plus tenaces de fans de Final Fantasy. Sa parole pèse évidemment beaucoup : il était réalisateur des trois jeux concernés – FFVI, VII et VIII – et son rôle a toujours été plus près du scénario que des systèmes de jeu. « Les gens se remuent un peu trop les méninges et cherchent un peu trop à lire entre les lignes », se permet même Kitase, ce en quoi il est difficile de le contredire. Mais faut-il l’entendre comme un reproche ou une critique ?
Fondamentalement, ces théories partent du principe qu’il existe une intention cachée « entre les lignes », comme le dit Kitase. Malgré toute l’admiration que je peux avoir pour les concepteurs de Final Fantasy, je dois pourtant admettre que les joueurs surestiment beaucoup leurs capacités à produire volontairement des récits capables de renfermer des sous-textes aussi complexes. Il faut bien voir qu’à l’époque de Final Fantasy VIII, Yoshinori Kitase expliquait déjà avoir voulu que l’histoire du jeu reste assez simple et légère, car il avait eu écho de critiques selon lesquelles le scénario de FFVII était trop compliqué ; voilà des bougres tout de même bien sensibles ! Difficile alors de l’imaginer couver en parallèle des interprétations subtiles cachant le fait que les 2/3 du jeu ne sont qu’un rêve ou que la grande méchante n’est autre que l’héroïne, sans jamais que cela soit expressément annoncé. De telles informations, si elles étaient vraies, ferait pourtant certainement l’objet du rebondissement majeur du jeu. En fin de compte, la clé se trouve peut-être dans cette affirmation : FFVIII est tout simplement parfaitement baroque.
Cette idée selon laquelle il existe un secret finement entrelacé dans des jeux aussi copieux me paraît aussi témoigner d’une méconnaissance de leur processus créatif. Ce sont des projets impliquant des équipes de plusieurs dizaines de personnes et connaissant de nombreux changements tout au long de leur genèse : les histoires sont habituellement imaginées de façon globale par le réalisateur et les différents planificateurs qui l’entourent, puis restituées sous forme de scénario par une ou plusieurs personnes, qui doivent également s’accorder avec tous les autres départements. Le travail de planification – de game design selon le vocabulaire des studios occidentaux – se fait scène par scène, chacune étant conçue par des personnes différentes. Le scénariste Kazushige Nojima racontait lui-même à quel point, pendant le développement de FFVII, il passait son temps à courir derrière les autres créateurs pour leur arracher les informations dont il avait besoin pour écrire ses textes. Mais comme il s’entendait mieux avec certains qu’avec d’autres, il ne pouvait pas toujours demander des changements aux endroits qu’il voulait. L’écriture d’un jeu, c’est avant tout une grande histoire de négociations et de concessions ; et pour ses concepteurs, le plus crucial reste d’arriver à faire le tri dans toutes les idées pour ficeler l’essentiel.
Ce qu’il y a de merveilleux avec les théories des fans, c’est qu’elles sont le plus souvent parfaitement invérifiables, tant elles sont basées sur un faisceau de preuves parfois bien mince. Nous vivons cependant une époque intéressante, où les créateurs des jeux en question sont plus accessibles que jamais et sont disposés à confirmer ou infirmer de telles théories, à condition que la question leur soit posée. L’une des plus récentes d’entre elles concerne la fin de FFXV, et Hajime Tabata a d’ores et déjà donné la réponse lors d’une rencontre avec des fans à Cologne. D’un côté, c’est plutôt bien, car les choses ont le mérite d’être claires. Mais quelque chose en moi pense que, d’un autre côté, c’est tout de même dommage. Je suis personnellement très friand des fins ouvertes et des interprétations libres : la toute dernière image de FFX m’a toujours semblé en trop (ne me parlez pas de la « fin parfaite » du X-2, qui n’a de parfaite que le nom), j’aime énormément la fusion métaphorique des planètes à la fin de FFIX, et j’ai trouvé que vous-savez-quelle-scène de la conclusion de FFXV faisait preuve d’un charmant symbolisme.
La théorie selon laquelle Ultimecia serait Linoa dans le futur est l’une des plus connues et des mieux documentées, si bien qu’en 2005 déjà, j’avais profité de la venue de Nojima à Paris pour lui demander son avis en conclusion d’une interview. Semble-t-il interloqué, le scénariste de FFVIII m’avait signifié que ce n’était a priori pas le cas, ce en quoi il rejoignait l’avis de Kitase. Il s’était même autorisé une boutade surprenante : s’il y avait un lien, c’était peut-être parce que « toutes les femmes sont des sorcières » – des propos qui n’engagent évidemment que lui. Rétrospectivement, je regrette presque de lui avoir posé la question, mais c’est sans doute parce que je ne croyais pas du tout à cette théorie et que je voulais en avoir le cœur net pour clouer le bec de mes contradicteurs. Finalement, je n’ai quasiment pas partagé l’information, et le fait que la théorie soit vraie ou fausse ne me tourmente plus depuis longtemps.
Il me semble en fait que, traumatisés par les couperets tels que celui qui vient d’être abattu par Yoshinori Kitase, beaucoup de personnes ne parviennent pas à se convaincre qu’il est tout à fait naturel qu’une œuvre dépasse le cadre imaginé par ses créateurs, quoi qu’en pensent ces derniers. C’est d’ailleurs un constat doublement positif : il signifie d’un côté que l’œuvre en question est suffisamment bien ficelée pour que ceux qui l’étudient arrivent à y tisser des liens inattendus et imprévus, et de l’autre, que le public se l’est pleinement appropriée. L’histoire de l’art est truffée d’interprétations a posteriori, du vivant des artistes ou non, et il revient à chacun de juger si elles sont crédibles ou aberrantes : la théorie selon laquelle Squall meurt à la fin du CD1 me semble grotesque tant elle ne sert strictement aucun propos, là où celle d’Ultimecia et Linoa est assez séduisante, malgré ses fragilités. Pour citer un autre épisode, je serais volontiers prêt à défendre la théorie alternative concernant Vayne dans FFXII, que j’évoquais dans mon analyse des thématiques du jeu.
En définitive, c’est parce que les joueurs se sont pleinement appropriés ces jeux que les créateurs devraient selon moi laisser planer le mystère, car faire cogiter les fans est le meilleur moyen d’entretenir l’intérêt pour la série pendant toutes ces années. C’est en tout cas un moyen bien plus intéressant que de produire des jeux spécifiquement conçus pour recevoir d’incessantes références criardes et racoleuses, comme le sont toutes ces productions volages sur plateformes mobiles… Bref, continuons à cultiver les théories : c’est là toute la saveur des œuvres de l’esprit !
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