Entre anglais et français, le cas des traductions divergentes de Final Fantasy

Si vous avez joué à Final Fantasy XIV, Final Fantasy XV, Final Fantasy VII Remake ou encore Stranger of Paradise avec le doublage en anglais et les sous-titres en français, un détail troublant ne vous a sans doute pas échappé : régulièrement, les répliques sont totalement différentes d’une langue à l’autre.

Ce constat est d’autant plus surprenant que Square Enix est l’un des rares éditeurs nippons qui traduit ses jeux majeurs directement du japonais vers toutes les autres langues, là où d’autres préfèrent faire traduire les versions internationales à partir de l’anglais. On aurait pu croire que cela garantissait une fidélité totale au matériau d’origine. Mais, si tout le monde s’accorde à dire qu’une traduction littérale est une mauvaise idée et qu’il est important d’adapter un tant soit peu le texte à chaque langue, les divergences sont ici parfois trop nettes pour être le simple fait d’une licence poétique.

Stranger in Translation

Pour entrer tout de suite dans le vif du sujet, prenons comme exemple Stranger of Paradise: Final Fantasy Origin, démonstration la plus récente de cette étrangeté. Durant la scène pendant laquelle le groupe rencontre Astos pour la première fois, Jack l’interrompt sèchement alors qu’il se lance dans une longue explication. Voici l’échange qui suit directement, tel qu’il apparaît dans la version anglaise (avec une traduction directe) :

Astos : Good, good. Those who are to forge the future mustn’t be concerned with trivialities. (Bien, bien. Ceux qui sont censés forger l’avenir ne doivent pas se soucier des banalités.)
Jack : Then cut to the chase. (Alors va droit au but.)

Pourtant, les sous-titres français disent ceci :

Astos : Tu ne manques pas d’air, mais c’est une bonne chose. Mieux vaut quelqu’un de grossier comme toi pour façonner notre avenir.
Jack : Je prends ça comme un compliment.

Char_Astos

Si la remarque d’Astos ressemble à une simple variation autour d’une même idée, la répartie de Jack est complètement différente. D’ailleurs, on ne peut s’empêcher de relever que l’échange est plus caustique en français : Astos n’hésite pas à souligner le caractère rustre de son interlocuteur, et ce dernier lui fait comprendre avec ironie que cela l’indiffère. Que s’est-il passé pour en arriver à un tel changement de ton ? Comme vous pouvez vous en douter, le meilleur moyen d’être fixé est de se tourner vers la langue dans laquelle les Final Fantasy sont écrits, à savoir le japonais. Et là…

Astos : これは頼もしい。未来を切り拓くのは君のような大雑把な人なのだろうな。 (Voilà qui est prometteur. Ce sont des gens grossiers tels que toi qui ouvrent la voie vers l’avenir.)
Jack : 賞讃と受けとっておこう。 (Je le prends comme un compliment.)

Surprise ! C’est donc bien la traduction française qui est la plus fidèle. Mais alors, en vertu de quoi le texte anglais est-il si différent ? Il s’agit en réalité du résultat de pratiques différentes entre les équipes de localisation de Square Enix.

La méthode anglophone

Pour le comprendre, remontons à la fin des années 1990, dans la foulée du lancement international de Final Fantasy VII (1997). La traduction anglaise de ce dernier est notoirement médiocre, mais cela s’explique par le fait que la société ne comptait qu’un seul traducteur, Michael Baskett, à peine épaulé par quelques Japonais dont il devait lui-même corriger les textes. Afin d’honorer la date de sortie nord-américaine, Baskett (qui était basé dans le bureau de Square à Los Angeles) a dû travailler dans un temps record en luttant contre des outils peu adaptés aux langues étrangères. Réalisées à partir de l’anglais dans des conditions également déplorables, les traductions européennes étaient inévitablement déficientes elles aussi.

Cela n’empêchera pas Final Fantasy Tactics de subir, peu après, une même traduction de faible qualité. C’est à la suite de Xenogears (1998), dont le scénario complexe et les conditions de travail pénibles en ont fait voir de toutes les couleurs au traducteur Richard Mark Honeywood, que l’optimisation du processus d’adaptation devient une nécessité absolue. Alors que la localisation est considérée comme une étape secondaire de fin de projet qui retient les développeurs de passer à leur titre suivant, Honeywood et son associée Aiko Ito parviennent à faire bouger peu à peu les lignes en fondant un authentique département de localisation. Leur objectif est clair : que les jeux ne donnent plus l’impression d’avoir été traduits du japonais, mais directement écrits – pour ne pas dire pensés – en anglais.

L’un des piliers de cette stratégie vient du recrutement de spécialistes de la langue, qui sont placés en complément des traducteurs : les editors. Si je laisse le terme en anglais, c’est qu’il est en réalité assez difficile à traduire. Plus qu’un simple relecteur ou correcteur, qui se concentre plutôt sur les fautes d’orthographe ou de grammaire, le rôle d’editor consiste à harmoniser et réécrire les textes autant que nécessaire dans le but de rendre les traductions plus naturelles – ou, tout du moins, plus conformes aux standards nord-américains. Dans le milieu francophone de l’édition non littéraire, on utilise souvent un autre terme anglais : le rewriter, un « réécriveur » qui embellit les textes fournis par l’auteur.

C’est grâce au travail d’un tel editor que Square s’est offert l’un de ses premiers trésors de localisation anglaise : Vagrant Story (2000), dont les traductions signées Alexander O. Smith ont bénéficié des réécritures de Richard Amtower, ex-étudiant en littérature anglaise médiévale. Comme le dit lui-même Smith, ce jeu est si européen dans son ambiance (les allusions aux tragédies shakespeariennes sont évidentes) qu’il semblait presque fait pour être écrit directement en anglais. C’est bien cela qui l’a poussé à placer la barre aussi haut, et l’effort supplémentaire est parfaitement compréhensible pour rendre grâce à la qualité globale du titre.

Le cas des langues européennes

Tout cela concerne la langue anglaise, mais qu’en est-il des autres ? Dès sa fondation à la fin des années 1990, le département de localisation de la société couvre également les quatre principales langues européennes que sont le français, l’italien, l’allemand et l’espagnol (plus communément désignés par l’acronyme FIGS). Dès le départ, Square met un point d’honneur à recruter des traducteurs capables de travailler depuis le japonais, chose peu anodine. Comme indiqué précédemment, il est en effet bien plus facile pour des studios de jeu vidéo de partir de l’anglais, car les traducteurs depuis cette langue sont une denrée abondante.

Seulement, et c’est là que le sujet qui nous occupe ici s’éclaire, aucune des langues européennes n’a copié le mode de fonctionnement de l’anglais. L’étape de l’editor n’existe tout simplement pas, et les textes sont uniquement traités par les traducteurs, puis vérifiés et corrigés par l’équipe d’assurance qualité. La tâche de cette dernière est cependant de se concentrer sur les erreurs objectives (fautes d’orthographe ou de cohérence, notamment) et sur la vérification des bugs d’intégration. De ce fait, les déviations par rapport au japonais sont bien moindres, pour la simple et bonne raison qu’elles ne sont pas systématisées.

Bien sûr, la réalité n’est pas si simple. Dans le cas de Final Fantasy spécifiquement, FFVIII et IX ont été traduits du japonais vers le français, mais l’arrivée des doublages à partir de FFX a changé la donne. À cause de contraintes techniques, Square a choisi de ne proposer les voix qu’en anglais dans les versions européennes. Les traductions des sous-titres ont dès lors été effectuées de l’anglais vers le français dans FFX, XII et la trilogie FFXIII – un moyen sans doute d’éviter des décalages trop flagrants. De même, et sans doute par facilité, certains épisodes secondaires ont été traduits entièrement de l’anglais, comme Crisis Core: Final Fantasy VII.

Le cas des MMORPG est également intéressant. Initialement proposé en japonais et en anglais uniquement, mais sans aucun doublage, Final Fantasy XI a bénéficié à partir de mars 2007 d’une traduction en français (et en allemand), pour laquelle Square Enix a mis en place une équipe traduisant depuis le japonais. Cette équipe s’est étoffée pour la version 1.0 de FFXIV, mais surtout pour la refonte A Realm Reborn. Cette dernière a pour particularité d’être le tout premier jeu de la série à comporter un doublage en français. Dans cette situation, il devient possible de contourner totalement l’anglais : les dialogues sont traduits du japonais vers le français, et enregistrés comme tels. Pour avoir un aperçu du résultat concret, vous trouverez ci-après quelques exemples tirés de FFXIV.

Final Fantasy XV est, quant à lui, le premier épisode hors ligne à opter pour le français intégral. Comme dans le cas de FFXIV, cela a permis aux traducteurs de se passer de l’intermédiaire anglais qui leur était imposé jusque-là par le doublage, recréant ainsi un lien direct entre le japonais et le français. Et ce lien est d’autant plus direct qu’il n’y a toujours pas d’editors dans la boucle. Dans la foulée, Final Fantasy VII Remake a lui aussi été traduit depuis le japonais.

La clé est donc là. Alors que les jeux commencent enfin à proposer le libre choix de la langue pour les voix et les textes, la distinction entre l’anglais réécrit par les editors et le français traduit fidèlement saute immédiatement aux yeux dès qu’on joue en mélangeant ces deux langues.

En partant du principe que la majorité des joueurs français comprennent assez bien l’anglais mais pas du tout le japonais, la conclusion paraît simple : pour une expérience la moins déroutante possible, il est préférable de jouer avec les voix en japonais ou en français et les textes en français, ou les voix et les textes en anglais. Le problème étant alors que certains jeux, comme Stranger of Paradise, ne proposent pas de doublage en français…

« Traduire, c’est trahir »

À ce point, il est indispensable de rappeler que la traduction littérale, qui serait strictement et intégralement respectueuse du texte dans sa langue d’origine, n’existe pas. Ce serait prétendre que toutes les langues expriment les mêmes concepts de la même manière, ce qui est absurde. C’est d’ailleurs cette immense part de subjectivité et de sensibilité qui explique pourquoi, dans de nombreux contextes tels que les domaines artistiques, les outils de traduction automatique ne pourront jamais remplacer une véritable personne, nourrie de sa connaissance des cultures qu’elle manipule.

La traduction est un jeu d’équilibriste qui consiste à extraire l’essence d’un texte et à la recomposer sous une forme parfaitement naturelle et intelligible dans une autre langue. Perdre des nuances typiquement locales n’est pas qu’un risque : c’est une obligation, et c’est pour cela que les traducteurs ont développé de nombreuses méthodes d’adaptation afin de restituer l’impression plutôt que l’objet linguistique exact.

Par exemple, puisqu’il n’existe pas d’équivalent français des nombreux suffixes honorifiques japonais (les san, kun, sama…), on s’attachera à employer les outils à notre disposition : tutoiement ou vouvoiement, niveaux de langue, etc. On peut d’ailleurs penser la question en sens inverse : une langue sans distinction entre « tu » et « vous » devra faire comprendre autrement les subtilités que cela implique en français dans les relations entre les personnes. Ici encore, bon courage à la machine qui voudra automatiser cette réflexion !

Dans le jeu vidéo spécifiquement

Il est d’ailleurs intéressant de relever que, dans le contexte du jeu vidéo, la discipline porte plutôt le nom de localisation, car elle recouvre bien plus d’étapes que la simple traduction. Du fait des intérêts commerciaux, et parce qu’il a existé bon nombre d’exemples de ratages par le passé, les éditeurs de jeux sont très attachés à l’adaptation au contexte local. Si l’idée est longtemps restée marginale, il est petit à petit devenu évident qu’une localisation de qualité peut contribuer à la réussite d’un jeu à l’échelle internationale. Ou, tout du moins, elle peut constituer un premier moyen de s’éviter une mauvaise presse.

Il est donc beaucoup plus fréquent de procéder à des réécritures quasi complètes pour donner des preuves du soin apporté, là où ce serait inenvisageable dans la traduction littéraire, par exemple. C’est dire si le matériau de départ est bien moins sacré dans le jeu vidéo ! À ce titre, truffer sa traduction de mèmes, de jeux de mots et de citations de films ou de séries est un moyen efficace – et extrêmement courant – de piquer la curiosité des joueurs… Mais c’est tout autant un risque, car peu de choses se périment aussi vite que les références aux derniers phénomènes internétiques.

Zanasea Gansy 15/07/2015 20:58:11

Si Square Enix a donné autant de pouvoir à ses editors pour ses traductions anglaises, c’est donc avant tout au nom de la nature concurrentielle de l’industrie. Leurs déviations importantes par rapport au texte japonais ne sont pas tant un travail de correction et d’harmonisation qu’un effort pour tenter de se démarquer de la mêlée. Et il est indéniable que la localisation anglaise de certains de leurs jeux est très populaire, à commencer par celle de Final Fantasy XIV. Or, il est parfois difficile de ne pas se demander : à quoi bon dévier autant ? Quelle est la véritable valeur ajoutée ? Dans l’exemple de Stranger of Paradise qui ouvre cet article, la pertinence du changement est certainement discutable.

Pour peser le pour et le contre sur une base plus concrète, nous allons maintenant examiner plusieurs exemples : deux issus de FFXIV, puis un de FFVII Remake.

Un processus décortiqué

Ce premier exemple est d’autant plus parlant qu’il a été sélectionné par l’un des traducteurs de la version anglaise de Final Fantasy XIV lui-même, John Crow. Présent à la convention américaine PAX East en 2018, il a longuement présenté le processus de localisation des dialogues du MMORPG, offrant ainsi un excellent aperçu de l’implication de l’editor. Comme un résumé de tout ce qui a été expliqué ci-dessus, il a commencé par expliquer :

« Nous nous concentrons moins sur les mots et la structure spécifiques de la langue source que sur le sens et l’intention de la réplique. Nous les transmettons dans un format qu’on ne pourrait pas distinguer d’un texte qui a été directement pensé et écrit en anglais. Nous ne voulons pas juste nous mesurer aux jeux développés au Japon et qui ont été traduits du japonais. […] Comme nous sommes sur un marché international, nous voulons nous frotter aux meilleurs. »

FFXIV 1

Pour justifier son propos, il a pris pour exemple une scène de l’extension Stormblood lors de laquelle les héros discutent de leurs prouesses à la nage. Lyse et Alisaie ont alors cet échange, que voici tel qu’il apparaît dans le jeu définitif en japonais (avec une traduction française assez littérale), anglais (idem) et français. Rappelons que dans FFXIV également, le français est traduit directement du japonais :

Lyse : アタシは泳げるけど……アリゼーは平気? (Moi, je sais nager… Mais toi, Alisaie, ça ira ?)
Alisaie : よくぞ聞いてくれたわ。アルフィノは泳げないけど、私は水泳が得意よ。……そう、アルフィノは泳げないけどねっ! (C’est gentil de me poser la question. Alphinaud ne sait pas nager, mais moi, je nage très bien… Eh oui, Alphinaud ne sait pas nager !)

Lyse : I can swim well enough. How about you, Alisaie? (Je sais plutôt bien nager. Et toi, Alisaie ?)
Alisaie : Oh, like a fish. In contrast to my doggy-paddling brother. Somehow, the boy just isn’t very buoyant. (Oh, comme un poisson. Tout l’inverse de mon frère, qui nage comme un petit chien. Le pauvre garçon ne flotte pas très bien.)

Lyse : Moi, je sais nager, en tout cas. Et toi, Alisaie ?
Alisaie : Je suis contente que tu me poses cette question. Figure-toi que contrairement à Alphinaud, je suis très à l’aise dans l’eau. Oui, oui, je vous assure ! Il ne sait même pas faire la planche !

Une fois encore, il est difficile de ne pas relever les grandes différences, quand bien même le sens global de la discussion est plutôt intact. Pour comprendre le cheminement de l’anglais, suivons les étapes de l’adaptation telles qu’elles ont été décrites par John Crow. Après avoir donné une traduction parfaitement littérale du japonais (qui correspond à celle déjà indiquée en français ci-dessus), il a proposé ce que donnerait une traduction littérale légèrement remaniée, afin notamment d’éviter les répétitions du mot swim.

Lyse : I can swim. Can you, Alisaie? (Je sais nager. Et toi, Alisaie ?)
Alisaie : I’m glad you asked. I’m quite good at it, actually—unlike Alphinaud, who can’t even swim. Unlike Alphinaud, who can’t even swim! (Je suis contente que tu me poses la question. Je me débrouille plutôt bien, contrairement à Alphinaud, qui ne sait même pas nager. Contrairement à Alphinaud, qui ne sait même pas nager !)

De fait, la réplique japonaise joue sur le comique de répétition, Alisaie étant si heureuse de pouvoir se payer la tête de son frère qu’elle insiste lourdement sur son incapacité à nager. Il s’agit d’un choix assumé de la scénariste Natsuko Ishikawa, mais il a semblé à Crow que cela était insuffisant pour obtenir un résultat amusant en langue anglaise. De ce fait, voici la traduction sur laquelle il s’est arrêté avant de l’envoyer à l’editor :

Lyse : I can swim well enough. Can you, Alisaie? (Je sais plutôt bien nager. Et toi, Alisaie ?)
Alisaie : Well, it just so happens I am a skilled swimmer— Unlike my dog-paddling brother. (Eh bien, il se trouve que je suis une très bonne nageuse… Contrairement à mon frère, qui nage comme un petit chien.)

Au lieu d’une simple répétition, Alphinaud est renvoyé à un jeune enfant qui apprend à nager… ce qui est tout de même mieux que le postulat de départ du texte japonais, où il est dit qu’il ne sait même pas nager du tout. Tout en ignorant également la répétition, le français s’en tient d’ailleurs à cette dernière idée : même faire la planche est d’un niveau trop élevé pour lui.

FFXIV 2

Au terme de ce processus, le remaniement de la réplique d’Alisaie est le fait de l’editor britannique Morgan Rushton. Celui-ci travaille d’ailleurs sur FFXIV depuis la première version, donc on ne peut pas l’accuser de mal connaître le jeu et son univers ! C’est donc à lui que nous devons l’ajout du jeu de mots basé sur la ressemblance entre boy (garçon) et buoyant (le fait de flotter). Quand bien même les informations sont les mêmes (Alisaie sait très bien nager, son frère en est incapable) et sont communiquées par le biais de l’humour (le comique de répétition en japonais, un jeu de mots en anglais), le détachement du japonais est donc totalement achevé.

Je considère personnellement que les jeux de mots sont devenus un réflexe beaucoup trop spontané, phénomène exacerbé dans les jeux vidéo et dans la publicité ou le marketing, et qu’il faudrait réapprendre à les utiliser avec parcimonie pour ne pas en dévoyer le potentiel. (J’exprime également ce point de vue en tant que traducteur, car l’amalgame presque quotidien de jeux de mots à adapter est moralement épuisant.) Cela dit, quoi qu’on en pense, le résultat présenté ici est plutôt convaincant, compte tenu du potentiel humoristique de la scène.

Une réécriture moins flatteuse

On peut néanmoins se demander si la démonstration de John Crow aurait été aussi édifiante s’il avait pris comme exemple une réplique marquante de l’extension Heavensward, pour laquelle la traduction anglaise est nettement plus discutable. Certes, celle-ci constitue avant tout un spoiler majeur, alors si vous n’avez pas terminé l’histoire de FFXIV jusqu’à ce point (le donjon de la Voûte), veuillez ne pas lire ce qui suit ! Mais comme je suis gentil, vous trouverez juste après un autre exemple, cette fois-ci tiré de Final Fantasy VII Remake.

ATTENTION, SPOILER À SUIVRE !

C’est l’une des scènes les plus poignantes de Heavensward : les derniers mots de Haurchefant, après qu’il a essayé de protéger le Guerrier ou la Guerrière de la Lumière au sommet de la Voûte. Depuis A Realm Reborn, cet Élézen cultive une proximité particulière avec le joueur, faite d’un badinage qui tourne parfois au flirt – ce qui est d’autant plus amusant qu’on peut incarner un homme ou une femme. Il serait donc dommage que ses ultimes paroles ne renvoient pas à cette relation si unique. Le texte japonais est à la hauteur des attentes, avec ce compliment qu’on imaginerait sans problème dans une histoire d’amour tragique :

Haurchefant : 英雄に……悲しい顔は似合わぬぞ……。フフ……やはり、お前は……笑顔が……イイ……。 (Les visages tristes ne conviennent pas aux héros… Hé hé… Après tout, tu as… un beau sourire…)

Soulignons que, du fait de l’ordre de la phrase japonaise, le tout dernier mot de Haurchefant est l’adjectif « beau » (イイ, ii), ce qui le fait rendre son dernier souffle sur une note particulièrement apaisée. Observons maintenant les traductions en anglais et en français :

Haurchefant : Oh, do not look at me so. A smile better suits a hero. (Oh, ne me regarde pas comme ça. Les sourires conviennent mieux aux héros.)
Haurchefant : Les héros n’ont pas le droit d’être tristes. Mais toi, tu as un si beau sourire… Essaie de ne pas oublier le mien…

Voilà deux propositions on ne peut plus divergentes ! L’un des petits scandales de la version anglaise est, naturellement, la disparition totale de l’ultime compliment. Tout juste peut-on dire qu’il est globalement sous-entendu dans l’allusion au sourire des héros, mais Haurchefant était un personnage si explicite dans son enthousiasme qu’il paraît étrange de rater un clin d’œil émouvant pour les joueurs et de se contenter d’une sorte de maxime fort générale.

Ce que la traduction française a bien compris d’ailleurs : non contente de respecter l’intention d’origine, elle ajoute une dernière phrase qui fait judicieusement vibrer la corde sensible, sans pour autant surjouer. Dans de telles circonstances, on a bien le droit.

FIN DES SPOILERS !

Comment gommer un malentendu

Trêve de spoilers ! Ce dernier exemple nous vient des premiers instants de Final Fantasy VII Remake, lors de la rencontre entre Cloud et Aerith dans le secteur 8 de Midgar après l’explosion du réacteur mako. Devant l’insistance de la jeune femme, le héros accepte de prendre la fleur jaune qu’elle lui tend. Vous avez compris le principe de ces comparaisons, alors commençons tout de suite par leur échange en japonais, avec une traduction fidèle :

Cloud : いくらだ? (Ça coûte combien ?)
Aerith : 値段は相手見て決めるの。あなたは……。タダでいいや。花言葉は“再会”。 (Le prix dépend de la personne. Pour toi… C’est gratuit. Dans le langage des fleurs, elle veut dire « retrouvailles ».)
Cloud : 警告しておこう。俺は強いぞ。 (Je préfère te prévenir. Je suis fort.)
Aerith : うん、そんな感じするよ。 (Oui, tu as l’air.)
Cloud : 脅しには屈しない。 (Je ne céderai pas aux menaces.)
Aerith : 怖いお兄さん脅しにくるとか警戒してる?ないない。そういう心配しなくていいから。 (Tu as peur que des types effrayants viennent te menacer ? Bien sûr que non. Tu n’as pas à t’inquiéter d’une chose pareille.)

Ne s’attendant pas à recevoir une fleur en cadeau de la part d’une inconnue, Cloud flaire un traquenard tendu par des bandits qui se serviraient d’une charmante demoiselle pour appâter les proies masculines faciles. Il prévient donc qu’il ne vaut mieux pas s’en prendre à lui. Sa méfiance se comprend d’autant plus qu’il vient de participer à un attentat et qu’il a croisé la route de Sephiroth dans une sorte de cauchemar éveillé. Mais Aerith s’empresse de dissiper le doute.

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Sans surprise, la traduction française reste fidèle à cette idée, en accentuant les paramètres du malentendu : au lieu de dire platement qu’il est fort, Cloud affirme qu’il sait se défendre, puis Aerith mentionne explicitement la possibilité d’un piège qui l’attendrait dans une ruelle sombre.

Cloud : C’est combien ?
Aerith : Le prix est variable, suivant le client. Dans ton cas… Tu ne me dois rien. Tu sais ce qu’elles signifient ? « Retrouvailles ».
Cloud : Je préfère t’avertir. Je sais très bien me défendre.
Aerith : OK. J’en suis certaine. Et alors ?
Cloud : Je ne me laisserai pas intimider.
Aerith : Ah ! Tu crois que c’est un piège ? Qu’une bande de gros bras t’attend dans l’autre rue ? T’inquiète pas. Je ferais jamais ça ! C’est pas du tout mon genre !

Passons maintenant à l’anglais.

Cloud : How much? (C’est combien ?)
Aerith : Well, that depends on the customer. In your case… It’s on the house. Lovers used to give these when they were reunited. (Eh bien, ça dépend du client. Dans ton cas… C’est la maison qui offre. Avant, les amoureux s’en offraient quand ils se retrouvaient.)
Cloud : Look, I’m involved in things. Dangerous things. (Écoute, je suis impliqué dans des choses. Des choses dangereuses.)
Aerith : Oh, I’m sure you are. So? (Oh, je n’en doute pas. Et ?)
Cloud : So keep your distance. (Et tu devrais garder tes distances.)
Aerith : Wait. You think someone’s out to get you? Is that what you’re all worked up about? Relax. No one’s going to attack you. I promise. (Attends, tu crois que quelqu’un en a après toi ? C’est pour ça que tu es tout nerveux ? Détends-toi. Personne ne va t’attaquer, promis.)

Exit le piège ! Exit le malentendu ! Cloud n’est plus du tout en train de prévenir Aerith qu’il ne se laissera pas faire si des malfrats viennent l’attaquer, mais qu’il baigne dans des affaires troubles et qu’elle ferait mieux de ne pas traîner avec lui. Une réécriture qui atténue très nettement l’impact de la dernière réplique d’Aerith, puisqu’elle parle désormais d’une sorte de menace indistincte, presque psychologique. Tout cela n’est pas fondamentalement faux, puisqu’à ce moment de l’histoire, le héros navigue déjà en plein danger, et à plus d’un titre.

Notons au passage la transformation de la ligne sur la signification de la fleur, qui devient en anglais une charmante historiette. Le public nord-américain ignore-t-il donc l’existence du langage des fleurs ? Faut-il tout lui servir sur un plateau ?

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Une fois encore, la question de la nécessité de tels décalages se pose. Les scénarios japonais sont-ils si indigents qu’il faille les remanier activement ? Dans le cas présent, le malentendu du dialogue d’origine peut certes sembler maladroit, car cela crée un sentiment de flottement peu avantageux pour Cloud. Or, il s’agit précisément d’une volonté du scénariste Kazushige Nojima, comme il le décrit lui-même :

« Dans ce jeu, nous avons beaucoup approfondi la psychologie de Cloud. Dans l’original, c’était un personnage qui ne perdait jamais ses moyens. Cette fois-ci, cependant, il lui arrive parfois d’être à côté de la plaque et gênant. Sa façade peut parfois se fissurer. […] J’ai écrit son personnage de telle sorte que vous pensiez que son attitude n’est pas spécialement cool, et qu’il peut parfois être un peu nul. »

Voilà pourquoi Cloud passe pour un idiot devant Aerith… sauf en anglais. Dans la même vidéo, Nojima s’inquiète de savoir si les joueurs vont accepter cette retouche du caractère du héros, mais si la traduction choisit de gommer son idée au lieu de l’accompagner – ce qu’une réécriture n’empêche pas –, l’effet est malheureusement perdu.

Les limites d’un exercice

C’est donc là toute la limite de la localisation telle que la conçoit l’équipe américaine de Square Enix. À force de s’écarter systématiquement du japonais pour atteindre une « écriture d’envergure internationale » sans qu’un besoin pressant se fasse ressentir ou pour tenter de glisser un bon mot à tout prix, on peut en arriver à oublier l’essence même du texte. Ce ne sont qu’une poignée d’exemples, auxquels on pourrait évidemment opposer bien des réussites. Mais de tels écarts laissent entrevoir tout ce qui, de près ou de loin, pourrait trahir sans crier gare l’intention initiale à l’échelle d’un jeu entier. Dans de telles conditions, le constat est là : pour ce qui est des Final Fantasy, nous sommes plutôt bien lotis en français.