De Versus XIII à FFXV, troisième partie : une séparation et des concessions

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C’est peu dire que Final Fantasy XV a connu une genèse difficile. Le projet, annoncé en 2006 sous le nom désormais abandonné de Final Fantasy Versus XIII, resta pendant dix ans en toile de fond de Square Enix, victime de ses propres crises et des crises qui l’entouraient, alors que l’éditeur faisait face à ses plus graves difficultés technologiques depuis sa fondation. La sortie de FFXV met un terme à des problèmes ouverts il y a plus d’une décennie.

Que s’est-il réellement passé ? Pourquoi le jeu a-t-il mis si longtemps à se concrétiser ? Certains voudraient donner des raisons simples et sans recul. Mais c’est en réalité une histoire longue et compliquée, dont les racines remontent très loin. Dans cet article, qui sera publié en plusieurs parties du fait de la densité du sujet, je vous propose de remonter le fil des événements qui ont fait de ce jeu le plus maudit de l’histoire de Square Enix.

Retrouvez la première partie ce dossier en cliquant ici et la deuxième en cliquant ici.

 

11. Incommunicabilité

Après l’avoir occupé pendant plus de sept ans, Tetsuya Nomura fut retiré de son poste de réalisateur de Final Fantasy XV en décembre 2013 à la suite d’une décision de sa hiérarchie contre laquelle il ne pouvait pas grand-chose. Pour le PDG Yôsuke Matsuda qui était en train de redistribuer toutes ses équipes dans les nouvelles divisions qu’il venait de fonder, le célèbre créateur avait déjà rempli son rôle sur le jeu, en imaginant notamment son univers et sa direction générale, et en dessinant ses personnages principaux. Il était désormais temps de le replacer sur des projets qui, toujours selon Matsuda, avaient encore plus besoin de ses idées. Non seulement parce qu’ils étaient encore dans les premières étapes de leur développement, mais aussi parce que le nom de Nomura était irrémédiablement liés à eux.
Le premier d’entre eux était bien sûr Kingdom Hearts III, le troisième épisode tant attendu de la série qu’il avait lui-même créée. Le jeu devait à ce moment-là amorcer bien malgré lui une transition vers le moteur Unreal Engine 4, mais son développement n’en était de toute façon qu’à ses balbutiements. Le second était un chantier tout aussi majeur, si ce n’est plus encore : en 2013, l’idée persistante d’un remake de Final Fantasy VII finit par aboutir, et la préproduction fut lancée. D’après une anecdote désormais bien connue, Nomura ignorait au départ que le producteur Yoshinori Kitase l’avait nommé réalisateur de l’ambitieux projet, et il n’avait découvert ses nouvelles fonctions qu’en regardant par hasard une vidéo de présentation interne. Cela lui faisait donc un troisième jeu triple A à « réaliser », une omniprésence qui faisait que Square Enix avait sans doute d’autant moins de scrupules à le détacher de l’un de ces projets ; et puisqu’il fallait choisir, ce fut le plus avancé d’entre eux. D’autant plus que Final Fantasy XV était déjà depuis plus d’un an entre les mains d’un coréalisateur proactif.

Jusqu’à l’incident FFXV, Tetsuya Nomura et Hajime Tabata avaient travaillé ensemble sur de nombreux projets, et ce dès l’arrivée du second chez Square Enix, avec Before Crisis: Final Fantasy VII (2004). Les créateurs étaient deux des cerveaux du projet Fabula Nova Crystallis (aux côtés notamment de Yoshinori Kitase et Motomu Toriyama), si bien que Nomura participa à la conception d’Agito XIII, devenu Type-0. Leur alliance sur Final Fantasy XV semblait donc providentielle, mais la situation chez Square Enix allait en décider autrement.

Mais il s’agit là uniquement de l’explication officielle, aux airs naturellement arrangeants pour chaque partie. La transition entre Nomura et Tabata est en réalité le sujet le plus tabou de l’histoire de FFXV. Une vraie chape de plomb pèse sur les circonstances exactes de la passation de pouvoir. Lorsque le nouveau réalisateur entama la campagne promotionnelle de la version définitive du jeu, chaque journaliste tentant d’aborder ce point était convié par les attachés de presse de Square Enix à passer à la question suivante ; quand ils n’étaient pas de toute façon invités au préalable à éviter totalement d’en parler. Interrogé par un fan déjouant le dispositif lors d’une rencontre organisée en marge du Tokyo Game Show, en septembre 2016, Hajime Tabata fut contraint d’admettre qu’il s’agissait d’une décision hiérarchique totalement dénuée de considérations personnelles. Un constat froid, signifiant à demi-mot que le départ de Nomura avait certainement été brutal et pénible.

Chez Square Enix, depuis la seconde moitié de la décennie 2000 environ, Tetsuya Nomura est associé à un certain nombre de titres en tant que « producteur créatif ». Cet intitulé un peu vague signifie simplement qu’il soumet des idées aux développeurs et assure une supervision artistique du projet, mais sans y participer activement pour autant ; comme toujours, l’homme vit dans sa bulle, et rares sont les personnes à pouvoir le croiser ou discuter directement avec lui. Il était notamment crédité à ce poste dans Final Fantasy Type-0, aux côtés du réalisateur Tabata. Il aurait très bien pu conserver un tel rôle de supervision dans FFXV, mais il n’en fut rien : après son départ, il n’eut plus un seul contact, pas même consultatif, avec l’équipe de développement du jeu. C’est que le caractère explosif de Nomura était difficilement compatible avec un retrait pacifique du projet, d’autant plus que celui-ci lui tenait à cœur depuis des années et avait toutes les chances de constituer un couronnement dans sa carrière.
Certains imaginèrent que l’affront de la perte de FFXV encouragerait le créateur à quitter Square Enix, mais c’était ignorer le fait qu’il est peu indépendant et se satisfait de pouvoir travailler dans le cocon d’un employeur, aux décisions duquel il se plie. Se nourrit-il même de ces frustrations ? Dans la préface du livre Kingdom Hearts Memorial Ultimania, publié quelques jours à peine après l’annonce de son retrait de FFXV en septembre 2014, Nomura se décrivait comme « un individu du côté obscur », qui insuffle dans son travail « la colère qui brûle dans [son] cœur ». Encore quelques jours plus tard, l’homme expliquait à un journaliste de Famitsu que la liste de ses projets en cours était si longue qu’il serait occupé jusqu’en 2019 au moins, comme pour affirmer qu’il ne comptait certainement pas se laisser abattre. Le remake de Final Fantasy VII était de toute façon d’ores et déjà en chantier, et Nomura était comme souvent sous la protection de Yoshinori Kitase et Shinji Hashimoto. La petite cour formée autour du créateur lui garantit une forme de sécurité, tout comme elle le coupe certainement des préoccupations des développeurs chargés du travail concret au quotidien. Pour ces derniers, le « côté obscur » se manifeste le plus souvent par des refus cinglants venus d’en haut. Tout visionnaire de talent qu’il est, Nomura a un caractère difficile qui est incompatible avec le travail de groupe, particulièrement s’il devient indispensable de renouveler les méthodes de travail d’une équipe au grand complet pour éviter les développements qui s’éternisent. Son souci de perfectionnisme est une arme à double tranchant.

Tetsuya Nomura n’aura pas goûté longtemps au plaisir (si c’en est un) de parler en tant que « réalisateur de Final Fantasy XV », mais quand bien même c’était encore le cas, il était une ombre plus qu’autre chose. En dehors de sa venue totalement inattendue à Japan Expo, en juillet 2013, il n’apparaîtra jamais en personne : il était absent de la conférence de presse de l’E3 où le jeu fut redévoilé, préférant enregistrer un message dans la boutique officielle ARTNIA de Square Enix, fit un entretien sans grande conviction sur la chaîne Square Enix Presents, puis daigna apparaître dans une interview en vidéo de Sony destinée à faire la promotion des futurs grosses productions sur PlayStation 4.

En réalité, la rage d’une seule personne ne suffit pas à créer un jeu vidéo, et encore moins plusieurs. Tetsuya Nomura restait accroché à l’idée que Final Fantasy XV serait le premier volet d’une trilogie nommée « l’épopée Versus », ce qui était évidemment bien plus ambitieux qu’un seul et unique jeu, non seulement en termes d’engagement sur la durée, mais aussi de budget à déployer : avec une telle intention, l’éditeur devait ainsi prévoir très à l’avance un investissement non pas pour un seul, mais bien pour trois jeux de grande ampleur, en espérant d’emblée que le premier serait un succès. La situation chez Square Enix à cette époque n’était sans doute pas des plus favorables à une telle entreprise, alors que la trilogie FFXIII était en train de s’achever dans l’épuisement général, chaque nouvel épisode (indépendamment de ses qualités) se vendant encore moins que le précédent, et que le traumatisme de l’échec de FFXIV venait à peine d’être résorbé par le lancement réussi de sa refonte A Realm Reborn. Ces difficultés avaient fini par dégrader l’image de Final Fantasy auprès du grand public, avec pour effet notoire une frilosité des départements commerciaux de Square Enix quant à l’avenir de la série.

Le départ contraint du PDG Yôichi Wada, en juin 2013, représentait de plus un bien mauvais signe pour Nomura qui avait pu compter jusque-là sur une certaine forme de bienveillance de sa part. Quelques jours seulement après l’annonce de la non reconduction de Wada, un ancien programmeur de Square Enix se manifesta en écrivant un message de blog anonyme dans lequel il expliquait que le PDG sortant, bien loin de l’image sévère imaginée par beaucoup, était en réalité un dirigeant passionné par la création de jeux vidéo et que son principal tort avait été de placer une trop grande confiance dans ses développeurs. Ainsi, constatait l’ancien employé, des situations qui auraient été jugées insoutenables par d’autres, et qui auraient entraîné l’annulation de certains jeux majeurs et le licenciement de certains chefs de projet, avaient été entretenues par Wada contre toute logique. Tout en se gardant de cibler des personnes ou des jeux en particulier, le message de l’ancien employé était très clair : « En faisant trop confiance à des gens qui ne le méritaient pas, cela a compliqué les relations humaines au sein de la société, rendant la gestion des projets difficile. »
Certes, quelqu’un de moins patient ou tolérant que Wada aurait sans doute fini par annuler purement et simplement Versus XIII en constatant qu’il n’allait nulle part. Semble-t-il convaincu par le potentiel du projet, il n’avait pourtant jamais cessé de le défendre personnellement, y compris dans les périodes où le silence des créateurs était le plus pesant. Alors que le site américain Kotaku relayait, en juillet 2012, la rumeur de l’annulation pure et simple de Versus, Wada s’empressa d’écrire un tweet sur son compte pourtant inactif depuis plus de six mois afin de démentir l’information, en précisant qu’il venait de sortir d’une réunion de présentation du jeu et en ajoutant : « Si vous aviez vu la ville montrée aujourd’hui, vous seriez tombés à la renverse ! » La rumeur d’annulation n’était en réalité pas totalement fausse car elle correspondait au moment de l’arrêt effectif de la version PS3. Yôichi Wada avait pourtant bel et bien dû faire des sacrifices (évoqués dans un précédent chapitre), mais ceux-ci étaient destinés à ressusciter FFXIV au lieu de l’abandonner purement et simplement, et à conserver Versus à flot en le transformant en FFXV.

Lors de la cérémonie d’ouverture de l’exposition célébrant les 25 ans de Final Fantasy, le 31 août 2012 à l’espace Shibuya Hikarie, Yôichi Wada fit un discours dans lequel il rappela l’importance capitale de la série pour lui. Ainsi annonça-t-il, non sans un rire gêné : « Même si nous ne donnons pas de nouvelles, Final Fantasy Versus XIII est bel et bien en développement. » Il l’était d’autant plus que la transition vers la nouvelle génération de consoles venait tout juste de commencer, mais Wada ne pouvait évidemment pas encore le dire. L’ombre de Versus (et de Nomura) ne cessera de planer sur les trois jours de l’exposition.

En prenant la succession de Wada, Yôsuke Matsuda, qui avait été pendant plusieurs années directeur financier de Square Enix, se trouvait ainsi face à un grand chantier de restructuration principalement imposé par les mutations du marché international du jeu vidéo. Lors de sa première prise de parole en tant que futur nouveau PDG à une réunion d’actionnaires en mai 2013, Matsuda expliqua qu’un profond changement de mentalité quant au développement des jeux dits « AAA » était nécessaire, afin d’abandonner l’idée selon laquelle ils devaient être des monuments inflexibles entraînant de longues années de conception dans le plus grand secret, et ne pouvant être rentabilisés que d’un seul coup au moment de leur sortie. La somme des technologies et des ressources nécessaires à leur développement n’avait, qui plus est, pas cessé de croître au fil des années. Si les considérations de Matsuda étaient principalement financières, il souligna tout de même qu’il était devenu inconcevable de laisser les joueurs dans le flou pendant des années entières avant la sortie d’un jeu ; une référence à peine dissimulée à la culture du secret qui prédominait jusque-là chez Square Enix, et dont la meilleure illustration était évidemment Final Fantasy Versus XIII. Ainsi tourna-t-il la page de l’ère Wada, en annonçant à mots déguisés son souhait de mettre un frein aux développements interminables et aux projets-fleuve, en tout cas dans l’immédiat.
Pour autant, Matsuda n’était pas opposé à la présence de triple A majeurs dans son catalogue, principalement pour des raisons d’attractivité parce qu’ils constituent une vitrine technologique évidente ; il avait à ce titre toutes les raisons d’être fier de lever le voile sur Final Fantasy XV et Kingdom Hearts III lors de son tout premier E3 en tant que PDG. Mais fort de son constat sur les développements interminables, était-il prêt à laisser sa société investir dans le projet d’une trilogie FFXV que Tetsuya Nomura exigeait avec entêtement, quand le jeu se faisait désirer depuis bien trop longtemps déjà et qu’il portait sur ses épaules la difficile mission de redonner à Final Fantasy une véritable carrure après plusieurs épisodes fraîchement accueillis ? Les visions, clairement, étaient incompatibles. Alors que l’idée d’une épopée en plusieurs parties fut évoquée publiquement pendant l’E3 de juin 2013, les mois qui suivirent marquèrent une reprise en main de cette ambition par Matsuda. Pour le PDG, ce serait un seul et unique jeu, et si Nomura ne voulait pas le faire, quelqu’un d’autre s’en chargerait à sa place.

Ce quelqu’un d’autre était évidemment Hajime Tabata, personnalité providentielle puisque coréalisateur déjà entièrement impliqué dans le projet depuis juillet 2012. N’ayant pas vécu les précédents états du projet, il s’était principalement concentré sur l’optimisation du processus de développement en étant au jour le jour auprès des membres de l’équipe ; mais un tel effort semblait vain si le véritable réalisateur, isolé au sommet de sa montagne, défendait sa vision avec un acharnement tel qu’il refusait de faire les concessions nécessaires pour assurer la survie de son projet, et était même prêt à tenir tête à son PDG pour cela. Il est difficile de savoir si Tabata a utilisé cette situation de façon opportuniste pour prendre sa place, tant il pouvait lui-même se douter que le chantier, avec ou sans Nomura, serait une pénible entreprise. De plus, lorsqu’il avait rejoint le projet, il n’était pas encore question de tels bouleversements. Pour autant, le rôle de « tête pensante du prochain Final Fantasy numéroté » était juteux à plus d’un titre, et avait déjà entraîné une miniguerre de pouvoir après le départ de Hironobu Sakaguchi de Square, au début des années 2000.
Toujours est-il que lorsque Tabata put enfin se présenter publiquement en tant que réalisateur, la presse l’interrogea naturellement sur l’idée de l’épopée évoquée un an plus tôt par son prédécesseur. Tout logiquement, il annonça sans ambiguïté que Final Fantasy XV était désormais voué à être un épisode unique ; ou, en tout cas, que tout développement futur éventuel ne serait pas de sa responsabilité. La page de l’épopée était tournée.

Yôsuke Matsuda se présenta pour la première fois en tant que nouveau PDG devant la presse internationale le 11 juin 2013, à l’E3, lors d’une conférence sobrement intitulée « Square Enix: The Future ». S’excusant pour les inquiétudes ayant pu se manifester à la suite du changement de dirigeant, il annonça que les séries Final Fantasy et Kingdom Hearts resteraient des piliers inflexibles de sa société. Il pouvait compter sur l’annonce de FFXV et KHIII pour le démontrer, et ce même si les deux projets n’allaient pas voir le jour avant plusieurs années.

Bien qu’acté en décembre 2013 avec la restructuration de Square Enix, le départ de Tetsuya Nomura ne fut pas annoncé publiquement avant septembre 2014, au Tokyo Game Show, lorsque le jeu fit enfin son grand retour public. La direction pouvait se douter que ce changement de réalisateur aurait un impact négatif auprès des fans et trahirait de nouvelles difficultés, d’autant plus que le jeu avait de nouveau disparu de la circulation depuis les grandes annonces de l’E3 2013 et que l’absence de mentions du projet, notamment dans la bouche de Nomura, était un motif d’inquiétude compréhensible. Dans sa toute dernière déclaration en tant que réalisateur du jeu, fin décembre 2013 dans le magazine Famitsu, il se contentait de dire que le développement était en train d’être centralisé, en référence sans doute à l’intégration successive du département de technologie et de l’équipe de Nozue, et invitait une nouvelle fois les joueurs à la plus grande patience. À la suite de l’annonce de son départ, lorsque Famitsu aborda le sujet avec lui lors d’une interview consacrée à Kingdom Hearts, Nomura se contenta de dire qu’il s’agissait d’une décision de ses supérieurs et qu’il ne ferait pas d’autre commentaire. Ce fut sa dernière déclaration sur le sujet. Parallèlement, la tension allait être plus forte encore pour Tabata, qui allait devoir prouver sa légitimité auprès des joueurs. Ainsi, pour atténuer au mieux l’annonce du départ de Nomura, Square Enix misa sur l’effet de la révélation d’une démo jouable, promesse on ne peut plus claire que le jeu était enfin sur les rails.

 

12. Une nouvelle philosophie

En décembre 2013, lorsque Hajime Tabata prit officiellement la tête de FFXV, et par la même de la Business Division 2 nouvellement formée, les choses changèrent radicalement. La direction de Square Enix n’avait plus du tout envie de naviguer à vue et voulait désormais du concret, ainsi elle donna à Tabata un budget clairement défini et lui demanda de fixer une date de sortie, en lui laissant le loisir de composer lui-même son équipe et de définir le cadre du projet pour y parvenir. Immédiatement, le nouveau réalisateur examina l’intégralité du travail effectué au cours des dix mois précédents, lors de la phase de préproduction et de la création du prototype, afin de déterminer la date de sortie qui lui semblait envisageable d’honorer à partir des données humaines et budgétaires qui étaient à sa disposition. Son choix se porta sur le mois de septembre 2016, ce qu’il s’empressa d’annoncer devant ses collaborateurs. Pour eux, c’était ainsi le début d’un compte à rebours d’environ deux ans et demi, mais leur nouveau chef d’équipe leur fit d’emblée comprendre que cet objectif n’était pas négociable. C’était la première fois qu’une date de lancement claire était déterminée, et il n’était désormais plus question de tergiverser.
Le sentiment d’urgence était d’autant plus palpable que le jeu était encore loin de prendre corps. Certes, déjà en tant que coréalisateur, et avec l’aide de collaborateurs tels que Takeshi Nozue, Tabata avait posé les bases d’une révolution technologique qui était nécessaire pour que FFXV devienne un titre de nouvelle génération parfaitement accompli. Mais comme l’avait prouvé l’épisode des discussions autour du monde ouvert, cela ne suffisait pas, car il y avait aussi un problème d’état d’esprit. Pour passer à la vitesse supérieure, il était convaincu qu’un changement radical de méthodes de travail était également nécessaire.

La nouvelle équipe de Final Fantasy XV fut formée à peu près au moment où Square Enix déménagea dans un nouveau bâtiment de l’est du quartier tokyoïte de Shinjuku, en 2012. Les différents départements de production de l’éditeur s’installèrent alors dans de nouveaux « open spaces ». À ce moment-là, alors que le projet débutait à peine, l’équipe de développement de FFXV ne comptait encore qu’une cinquantaine de personnes.

Final Fantasy XV n’était pas le premier épisode à voir le jour sur des consoles capables d’afficher des graphismes en haute définition. C’était déjà le cas de FFXIII et XIV, et les deux avaient précisément connu des difficultés. L’échec de la première version de FFXIV pesait effectivement encore gravement sur Square Enix quand Tabata commença à travailler sur le quinzième épisode en tant que coréalisateur, mais Naoki Yoshida avait déjà repris en main la situation et les choses étaient en bonne voie. Il s’agissait qui plus est d’un MMORPG, qui disposait de ses propres spécificités. À la tête de son propre FF numéroté, Tabata décida en réalité d’étudier principalement le précédent épisode « traditionnel », autrement dit hors ligne.
Le réalisateur de FFXIII Motomu Toriyama lui-même avait déjà documenté les erreurs commises lors du développement de son jeu et, dans une démarche de transparence qui était déjà étonnante de la part de Square Enix, il avait même reproduit sa réflexion publiquement dans une « autopsie » publiée en octobre 2010 dans le magazine américain spécialisé Game Developer. Sa conclusion était alors claire : le développement de FFXIII avait certes été entravé par la disponibilité tardive du moteur Crystal Tools, mais une fois la technologie mise en place, c’était bel et bien le manque de communication au sein de l’équipe qui avait posé les plus gros problèmes. En cherchant à prolonger l’organisation des équipes de l’époque des deux premières PlayStation, qui voulait qu’à chaque poste se trouve un développeur extrêmement spécialisé, Toriyama avait finalement constaté que cela l’obligeait à gonfler de plus en plus les effectifs à cause des immenses besoins technologiques, mais que cet excès de spécialisation n’encourageait pas les créateurs de différents départements à communiquer entre eux. L’organisation hiérarchique typiquement japonaise ne les aidait d’ailleurs guère à cela. Cette situation provoquait régulièrement des incohérences et du travail perdu à cause d’incompréhensions entre deux départements. Alors que FFXV devait à son tour se concrétiser, Hajime Tabata comprit qu’il lui serait impossible d’y parvenir si son équipe s’enfonçait dans les mêmes travers.

Avec l’accueil contrasté reçu par Final Fantasy XIII, son réalisateur Motomu Toriyama n’hésita pas à revenir publiquement sur les difficultés ayant jalonné le développement du jeu, puis d’ailleurs à expliquer en quoi les choses changèrent pour FFXIII-2 et Lightning Returns (par exemple ici à la GDC de Taipei en 2012). Ce faisant, il donnait non seulement l’occasion de mieux comprendre les ambitions de FFXIII, mais il permettait aussi à ses successeurs de trouver les leçons à tirer pour réussir la création d’un Final Fantasy de nouvelle génération.

Lorsque Tabata prit ses fonctions de réalisateur, l’heure était donc à la restructuration avant tout. S’inspirant des méthodes des développeurs occidentaux de jeux AAA, il s’engagea dans une remise à plat intégrale de son équipe, destinée à abattre les rapports hiérarchiques qui étaient en place depuis toujours et à donner plus de liberté et d’esprit d’initiative aux personnes. Mais comme il devait avoir la certitude que son nouveau mode de fonctionnement dispose des meilleures chances de succès, il donna le choix à tous les membres présents à ce moment-là : pour continuer, ils devaient approuver ses nouvelles règles, sinon ils devaient partir dans un autre département de Square Enix. Stricte et radicale, cette méthode ne fut pas accueillie très chaleureusement, y compris par ceux qui avaient décidé de rester malgré tout dans la Business Division 2, et pour cause : une réinitialisation de la hiérarchie signifiait que ceux qui étaient jusque-là des chefs d’équipe se retrouvaient soudainement au même niveau que leurs précédents subordonnés et avaient le sentiment irrémédiable d’avoir été rétrogradés. Par expérience, Tabata pensait pourtant que bousculer les conventions et brasser le personnel était une méthode efficace. Dans le cas de FFXV, son choix était avant tout motivé par l’envie de forcer les développeurs à se ressaisir au lieu de se reposer sur leurs lauriers, car il voulait les convaincre que Final Fantasy n’était plus du tout en position de force. Pour lui, l’un des freins à l’entrée (ou plutôt, au retour) de la série dans le cercle fermé des AAA internationaux venait de la structure trop rigide des équipes de développement, la relique de l’époque de la PlayStation 2 qui avait déjà entravé FFXIII avant cela, et qui empêchait l’optimisation de la chaîne de production. Le problème ne venait pas tant des développeurs que de leur organisation.

Final Fantasy XV était le premier jeu sur consoles de salon de Hajime Tabata chez Square Enix. Pour autant, les jeux pour console portable sur lesquels il avait travaillé étaient loin d’être mineurs : Crisis Core: Final Fantasy VII, The 3rd Birthday et Final Fantasy Type-0 étaient tous des œuvres ambitieuses, qui lui avaient permis de mettre en place une organisation du travail plus spontanée, facilitée par la taille réduite des équipes de développement. Mais l’ampleur de FFXV allait forcément mettre à l’épreuve cette méthode.

Plutôt qu’un réalisateur omnipotent, Hajime Tabata se mua ainsi en chef d’équipe : alors que de très nombreuses personnes travaillaient déjà sur Final Fantasy XV, il décida de les interroger une par une afin de déterminer leurs principales qualités et leurs domaines de spécialité, et de savoir ce qu’ils souhaitaient accomplir en participant au développement de ce jeu. En se basant sur les forces et les faiblesses de chacun des créateurs, Tabata réorganisa ainsi les équipes en différents départements de telle sorte que les talents compatibles puissent être associés, ou que les faiblesses des uns soient compensées par les forces des autres. Le but de la manœuvre n’était d’ailleurs pas de créer une organisation figée, puisque le réalisateur se réserva d’emblée le choix de déplacer les personnes au fil du temps selon les étapes du développement. À partir de ce moment-là, le processus de conception de FFXV fut transformé pour prendre la forme d’une série d’« ateliers » regroupant de petits groupes de développeurs se consacrant à une tâche très précise, pendant une durée d’environ deux mois en moyenne. Conformément au principe de la remise à plat totale de la hiérarchie, un développeur qui était chef dans un premier atelier pouvait tout à fait se retrouver simple membre dans l’atelier suivant. Pour Tabata, cette façon de faire permettait aux membres de l’équipe de changer d’air régulièrement et de rester motivés sur la durée.
Grande tradition de tous les développeurs japonais, les réunions quotidiennes furent réduites le plus possible afin d’éviter les pertes de temps. Le réalisateur encouragea plutôt les discussions spontanées directement au sein de l’open space, et conseilla même à tous les développeurs de venir le voir en personne en cas de conflits ou de difficultés, afin de les régler immédiatement au lieu de les laisser courir plusieurs jours ou semaines durant. Cette façon de faire était en décalage complet avec celle traditionnellement en place dans les entreprises japonaises. Mais une fois encore, ses méthodes pouvaient se révéler assez dures : s’il jugeait que le conflit n’était rien de plus que la petite râlerie momentanée d’une seule personne, il forçait cette dernière à avaler des couleuvres, et n’acceptait de discuter que s’il s’agissait d’un problème important. Si jamais il se trouvait qu’un atelier ne fonctionnait pas bien, Tabata n’hésitait pas non plus à le dissoudre immédiatement. Afin de gérer au jour le jour les changements au sein de l’équipe, il pouvait compter sur son collègue Yasuaki Nasu, avec qui il travaillait depuis ses débuts chez Square Enix en 2004, et qui prit la fonction plutôt inédite de « responsable du développement ».

Pour Tabata, les collègues au travail sur le jeu devaient devenir des « alliés ». Diverses initiatives furent prises pour rendre le cadre de travail plus accueillant, dont la mise en place d’un coin proposant des équipements sportifs, d’un mur de photos des sorties de groupe puis, plus tardivement dans le développement, d’un mur de dessins des fans.

Une réorganisation aussi changeante ne pouvait évidemment pas fonctionner si les membres de l’équipe ne se faisaient pas mutuellement confiance. C’est la raison pour laquelle un grand effort fut consacré à la consolidation des liens entre les créateurs. Dès sa prise de fonction et la restructuration de son département, Tabata s’improvisa gourou et organisa un mini séminaire avec les principaux membres de son équipe pour définir des règles d’or que tous les développeurs devaient suivre afin que le travail se passe le mieux possible. Ainsi fut-il décidé qu’ils devaient tous « éviter de mettre les bâtons dans les roues des autres, reconnaître la valeur du travail de leurs collègues, toujours partager clairement les informations et les objectifs, faire preuve d’honnêteté et avoir un esprit d’ouverture, oser aller au-delà des limites de leur fonction, et surtout, chérir leur santé et le bonheur de leurs proches ». Et comme une série de règles ne suffisait évidemment pas, des sorties de groupe et des excursions furent même organisées, mélangeant l’utile à l’agréable : ensemble, les membres d’un même groupe de travail pouvaient apprendre à se connaître tout en collectant des informations ou des photographies capables d’enrichir Final Fantasy XV, dont le concept était plus que jamais cela d’un monde fantastique s’inspirant de la réalité.
Ce travail de consolidation avait également pour objectif de modifier le processus habituel de développement, qui voulait que les game designers (ou « planificateurs » selon l’intitulé japonais) donnaient d’abord des indications aux artistes, qui remettaient ensuite leurs dessins et explications aux modélisateurs, afin que ces derniers créent finalement les rendus en 3D dans le moteur du jeu. Dans FFXV, les différents créateurs furent encouragés à travailler ensemble en grillant certaines de ces étapes, ou même en remplissant eux-mêmes une tâche pourtant extérieure à leur fonction : il n’était en effet pas rare que les illustrateurs ajoutent eux-mêmes des détails directement sur les modèles 3D déjà constitués, ou que les responsables de la modélisation, de l’animation et de l’intelligence artificielle se réunissent pour concevoir ensemble une créature, là où ils avaient auparavant l’habitude de travailler chacun de leur côté. Mais si tout cela était désormais possible, c’était grâce au moteur Luminous Studio : en tant qu’intergiciel accessible en permanence par tous les membres de l’équipe, il permettait aux développeurs de créer et modifier le corps du jeu en temps réel et simultanément. C’est que la nature même du moteur entrait en contradiction avec le fameux esprit « possessif » souvent attribué aux développeurs japonais, qui (dit-on) ne supporteraient pas de voir leurs créations modifiées par quelqu’un d’autre sans leur consentement. Le moteur de Final Fantasy XV ne leur laissait plus le choix : c’était un travail en commun ou rien.

L’adoption du moteur Luminous Studio encouragea le travail en commun, notamment grâce à la possibilité de créer et manipuler immédiatement les contenus sous leur forme optimale à l’intérieur du monde du jeu ; le principe même de la technologie « Look Development ».

Les règles établies lors de la fondation de la Business Division 2 furent ensuite transmises à toutes les nouvelles recrues, qui commencèrent à être accueillies en nombre en 2014 et 2015. Cette nouvelle méthode de fonctionnement était évidemment un idéal vers lequel l’équipe souhaitait se diriger, afin de se mettre dans l’état d’esprit le plus combatif possible ; conformément au désir de Hajime Tabata de transformer Final Fantasy XV en « conquérant », ou challenger en ses propres termes. Cette philosophie de partage et d’initiative se traduisit même par un désir d’implication de tous les départements qui allaient contribuer directement ou indirectement au lancement de FFXV, y compris dans les bureaux occidentaux de Square Enix, qui ne prennent habituellement en charge que la communication et la distribution dans leurs territoires. Tabata lança ainsi le projet « Black » (tiré du nom de code du jeu), qui invitait chaque employé le souhaitant à proposer des idées de contenus à inclure dans FFXV, à condition d’en créer le cadre et le budget. Pour lui, l’objectif était de faire en sorte que cet épisode soit « le jeu de tous », un revirement assez radical après des années de développement dans le plus grand secret des bureaux japonais. Si l’effet fut plutôt efficace pendant la première année de travail, le processus allait forcément se révéler plus compliqué sur la durée.

 

13. Contraction d’une épopée

La conséquence de la décision de renoncer totalement à une épopée s’étalant sur plusieurs jeux eut une conséquence évidente : Final Fantasy XV n’allait plus être le premier épisode de la trilogie, comme le prévoyait Tetsuya Nomura, mais bien un jeu unique se suffisant entièrement à lui-même. À partir de début 2014, l’équipe de développement se lança donc dans un copieux processus de remise à plat de tous les contenus qui étaient jusque-là prévus, afin de les trier et de sélectionner ceux qui pourraient être conservés dans un seul jeu. Naturellement, il y eut des sacrifices, car la grande histoire qui devait être élaborée au fil de plusieurs épisodes était bien trop dense pour être intégralement restituée dans le laps de temps dont ils disposaient. La décision fut prise de revenir au premier synopsis de l’histoire de Final Fantasy Versus XIII, qui avait été écrit autour de 2007 par le scénariste Kazushige Nojima. Ce dernier, cependant, n’était plus du tout associé au projet, et c’est à une équipe menée par Saori Itamuro, qui avait précédemment travaillé sur la planification des sections RPG de la série Dissidia, que fut confié la tâche de composer un scénario à partir de cette base. Mais de multiples difficultés se présentèrent devant Itamuro et ses collègues, car ils s’apprêtaient à s’attaquer à une entité déjà très riche, et surtout, dont certains éléments avaient été dévoilés bien des années auparavant et étaient naturellement très attendus par les joueurs.
Lors de cette grande phase de tri, les développeurs décrétèrent néanmoins qu’ils ne devaient pas avoir peur de retirer ou de supprimer certains éléments, même s’ils avaient déjà été dévoilés, tant que cela était au service de la cohérence et l’ambition du produit fini. Si un élément en particulier ne collait pas bien au reste, ils ne devaient pas se forcer à le mettre dans le jeu. De plus, les bandes-annonces de Final Fantasy Versus XIII avaient révélé des états successifs et anciens du jeu, qui n’étaient pas forcément cohérents entre eux. C’était malheureux, mais les créateurs au travail sur la version définitive de FFXV avaient désormais la tâche difficile de mettre les rêves de côté et de concevoir un jeu bien concret avec une date butoir déjà fixée. S’ils avaient dû essayer de reconstituer absolument tout ce qui avait déjà été montré au fil des ans, le développement aurait duré deux fois plus longtemps et aurait finalement reposé la question d’en faire plusieurs épisodes ; pour certains éléments, ils pensaient qu’il leur serait absolument impossible de les restituer de la meilleure manière possible, même s’ils leur consacraient plusieurs années de travail intensif. De tels dilemmes sont tout ce qu’il y a de plus normal durant la genèse d’une œuvre, surtout lorsqu’elle implique tant de monde, mais aucun autre jeu de Square Enix avant FFXV n’avait vu des changements aussi importants opérés devant les yeux de tous.

Avec l’éviction de Tetsuya Nomura, la responsabilité de la direction artistique des personnages fut transférée à Yûsuke Naora. Ce dernier s’assura ainsi de la cohérence de leur représentation, non seulement dans le jeu avec la nécessité d’optimiser les modèles 3D pour la nouvelle génération de consoles, mais aussi dans les projets parallèles à FFXV qui naquirent par la suite, dont la série animée Brotherhood. Pour cette dernière, Naora dessina les personnages principaux à différents âges de leur vie. Avec la réécriture du scénario, les développeurs décidèrent de recentrer l’histoire sur ces quatre protagonistes.

Du fait de cette situation, le choix de ne pas hésiter à modifier ou remplacer des parties du jeu ne pouvait pas se faire sans heurts. Le cas le plus problématique était celui du personnage de Stella. Révélée dès 2007, et notamment mise à l’honneur dans la fameuse scène de sa rencontre avec Noctis à la fête d’Insomnia, elle était encore présente furtivement dans la bande-annonce de l’E3 2013, où l’on pouvait même entendre pour la première fois son doublage japonais. Mais sa place dans l’histoire avait été progressivement modifiée pour s’adapter au projet d’épopée en plusieurs jeux, et la transformation en un jeu unique nécessitait des changements importants qui allaient affecter sa personnalité et son rôle. Au sein de l’équipe de développement, les créateurs qui étaient présents depuis l’époque de Versus étaient évidemment attachés à elle et ne voulaient pas qu’elle disparaisse ou soit dénaturée, et c’est bien pour cela que les nouveaux membres qui avaient rejoint l’équipe sur le tard, les scénaristes les premiers, n’osaient pas non plus toucher à elle. Devant cette situation insoluble, ils prirent finalement la décision de la retirer complètement du jeu et de la remplacer par un autre personnage, Luna, dont le rôle serait sensiblement identique, mais qui n’aurait plus un statut aussi intouchable. Ainsi, l’équipe de développement actuelle de FFXV allait pouvoir se l’approprier plus spontanément. Reste qu’il fallait également annoncer la nouvelle aux joueurs, ce que Hajime Tabata tarda à faire. Luna fut évoquée pour la première fois dans la bande-annonce du Tokyo Game Show 2014, qui marqua le retour du jeu et l’officialisation du changement de réalisateur. Mais alors que les fans se demandaient qui était cette nouvelle jeune femme et quel serait son rôle par rapport à Stella, Tabata esquiva le sujet pendant de longs mois sous le prétexte qu’il refusait de parler de l’histoire du jeu avant la sortie de la démo jouable. Lorsqu’il se décida à clarifier la situation, en juin 2015, l’annonce fut d’autant plus pénible, pour lui comme pour les joueurs. Au fil des mois, il prit conscience de l’attachement déjà très fort de certains fans à ce jeu qu’ils attendaient depuis longtemps, et du poids que cela représentait de devoir répondre à leurs espoirs.

Stella (première image) fut finalement remplacée par Lunafreya (deuxième image), dont le nom japonais est, pour l’anecdote, Lunafrena. C’est également Yûsuke Naora qui prit en charge la conception visuelle du personnage, mais avec plus de liberté que les quatre garçons puisque Luna devait être « nouvelle ». Notamment, il fit appel à un coiffeur professionnel pour imaginer sa coiffure, qui fut créée sur mannequin avant d’être directement numérisée dans le jeu.

Révélé pour la première fois en 2013, le personnage de Cor Leonis connut lui aussi un changement dans la nouvelle version du jeu, non pas pour modifier son rôle et sa personnalité, mais pour le mettre finalement en second plan. Cor devait à l’origine être présent en permanence aux côtés de Noctis, Gladiolus, Ignis et Prompto, mais alors que la réécriture du scénario avait pour principal objectif de se recentrer sur la représentation des liens d’amitié entre les quatre jeunes gens, la différence d’âge de Cor dénotait avec le sentiment de road trip entre amis recherché par les créateurs. Ils décidèrent ainsi de réduire sa présence dans le groupe à une séquence bien précise du scénario, afin de le faire apparaître davantage comme un mentor que comme un compagnon de route. Quant à d’autres personnages secondaires qui avaient bien été imaginés dans les dernières années de Versus XIII et pendant la transition vers FFXV, et qui étaient pour la plupart dessinés par l’illustrateur Roberto Ferrari, ils disparurent purement et simplement avant même d’être révélés au public. Ferrari lui-même cessa d’être associé à la conception de FFXV après le départ de Tetsuya Nomura.

Parallèlement, des séquences entières qui semblaient trop difficiles à créer de manière optimale furent abandonnées. L’une d’elles était emblématique car elle avait, malheureusement, déjà été dévoilée quelques années plus tôt à l’époque de Versus XIII ; elle figurait même en très bonne place dans la fameuse bande-annonce de janvier 2011. À ce moment-là, il devait s’agir de la scène d’ouverture du jeu, au cours de laquelle la capitale royale Insomnia est attaquée par l’empire de Niflheim et où Noctis et ses amis doivent fuir la ville en catastrophe au volant de leur voiture. L’enchaînement des événements fut modifié de telle sorte que la version définitive de Final Fantasy XV commence alors que les quatre personnages ont déjà quitté Insomnia et que l’attaque se produit à leur insu, alors qu’ils sont en route pour retrouver Luna. La ville, qui devait servir de tout premier champ de bataille dans Versus XIII, n’allait ainsi plus du tout être accessible au début du jeu ; si ce n’est dans le très court « chapitre 0 » ajouté ultérieurement dans la version finale. Pour autant, la portion de l’histoire racontant l’assaut d’Insomnia ne fut pas jetée aux oubliettes, puisqu’elle servit de point de départ à la naissance d’un tout nouveau projet.

In memoriam : la bande-annonce de 2011 de Final Fantasy Versus XIII restera la seule trace publique de l’attaque d’Insomnia dans sa version jouable (avec comme cerise sur le gâteau la toute première apparition d’Aranea). Mais la ville continuera à jouer un rôle central dans l’univers de FFXV, aux derniers instants du jeu bien sûr, mais aussi et surtout dans le film Kingsglaive et dans la série animée Brotherhood.

Lorsque Takeshi Nozue et son équipe intégrèrent officiellement la Business Division 2 pour travailler sur les graphismes et les cinématiques de Final Fantasy XV, les discussions commencèrent immédiatement autour d’un projet de film en images de synthèse basé sur le jeu. L’idée trottait déjà dans la tête de Hajime Tabata auparavant, et Nozue était lui-même des plus partants pour la concrétiser ; le coréalisateur de Final Fantasy VII Advent Children semblait de toute façon destiné à réaliser un jour un nouveau long métrage inspiré de la série. Mais lorsqu’il était encore chez Visual Works, les cinématiques qu’il créait avec son équipe étaient des commandes des départements internes de Square Enix, qu’il lui suffisait d’honorer sans se soucier outre mesure du budget, de la date de sortie ou des objectifs de vente des jeux concernés. C’est précisément parce qu’il souhaitait se donner de nouveaux défis et gérer lui aussi ces aspects qu’il se lança dans ce projet. Tabata et Nozue étaient également à la recherche de moyens permettant d’attirer de nouveaux joueurs vers Final Fantasy XV, et un film était le format idéal pour s’adresser un public le plus large possible. Mais contrairement à Advent Children, qui avait été créé tardivement en tant que suite de FFVII destinée aux fans, cette nouvelle production sortirait simultanément au jeu. Le concept se formula progressivement à partir de début 2014, et le processus de remise à plat de l’histoire du jeu posa rapidement les bases de celle du film : si FFXV allait raconter le road trip initiatique de Noctis, alors le film montrerait les événements se déroulant du point de vue du roi Régis resté à Insomnia. Initié sous le nom de code « Onyx » (une autre variété de noir), le long métrage allait devenir Kingsglaive: Final Fantasy XV.

Initié début 2014, Kingsglaive: Final Fantasy XV fit l’objet de plusieurs phases de préproduction avant d’entrer en production intensive à l’été 2015. Du fait de l’urgence avec laquelle le film devait être conçu, l’équipe de Takeshi Nozue, qui ne comptait qu’une cinquantaine de personnes, dut faire appel à de nombreux prestataires extérieurs. Au total, 49 sociétés internationales participèrent à la genèse de Kingsglaive, dont Digic Pictures et Image Engine, deux pointures du domaine de l’imagerie de synthèse.

La décision de faire de Final Fantasy XV un monde ouvert affecta naturellement l’écriture du scénario, qui devait adopter un format moins linéaire afin de favoriser la narration directement intégrée dans le cours des phases de jeu. Comme cette méthode était très nouvelle pour Square Enix, les créateurs cherchèrent des sources d’inspiration dans les jeux occidentaux, tels que The Last of Us, dans lequel les discussions entre les personnages se font principalement en dehors des cinématiques. L’aspect road trip en monde ouvert de FFXV posa un véritable défi à l’équipe scénaristique, qui ne pouvait plus savoir avec précision l’ordre dans lequel les joueurs progresseraient d’une activité à l’autre ; elle opta finalement pour un découpage en chapitres, rendant les différentes étapes du voyage plus claires. Mais l’histoire devait se dérouler dans trois grandes parties du monde du jeu – le royaume du Lucis, la ville d’Altissia et l’empire de Niflheim –, et les moyens nécessaires pour développer un immense terrain ouvert rempli de contenu ne pouvaient pas être appliqués à chacune de ces trois parties.
En respectant la géographie du monde de FFXV, la dernière de ces parties devait se dérouler dans un tout nouveau continent. Mais, ayant estimé que le développement d’une seconde masse de terre ouverte pouvant être entièrement explorée à pied et en voiture doublerait approximativement le temps de travail et les coûts nécessaires, les concepteurs comprirent que l’entreprise n’était pas envisageable en l’état. Ainsi, ils imaginèrent un changement de formule leur permettant d’obtenir un compromis : au lieu d’être un monde ouvert, le continent de l’empire proposerait en fait un voyage en train, permettant de créer un segment bien plus linéaire de l’histoire tout en évitant le besoin de concevoir un terrain de jeu intégral. De plus, l’équipe de la Business Division 2 décida de s’alléger de la charge de travail prévue pour cette troisième portion du jeu en en confiant une grande partie du développement à un prestataire externe : XPEC Entertainment, une société basée à Taïwan et sélectionnée pour ses compétences technologiques.

Le président de XPEC Entertainment, Aaron Hsu, profita de la venue de Hajime Tabata au Taipei Game Show en février 2015 pour lui présenter une petite blague : ayant vu la vidéo à hauteur de chien présentée à la Jump Festa deux mois plus tôt, il implora le réalisateur d’inclure également une vue à hauteur de chat, et cela par le biais d’une vidéo (sans textures) d’une gare de la dernière partie du jeu, développée par XPEC. Manque de pot : les lieux montrés dans la vidéo… furent finalement supprimés de la version finale de FFXV.

XPEC est une entité comprenant un studio de développement et un centre de création artistique, et Square Enix avait déjà travaillé avec ce dernier pour Hitman: Absolution et Tomb Raider version 2013. Pour FFXV, les deux groupes furent mis à contribution. Agissant sous la supervision directe des équipes japonaises de la BD2, XPEC travailla notamment sur le game design et la conception graphique du voyage en train. C’était loin d’être une démarche unique : du fait de l’ampleur du projet, Square Enix s’entoura de nombreux sous-traitants internationaux pour contribuer au développement de Final Fantasy XV tout entier, mais XPEC était l’un des plus importants d’entre eux avec environ une centaine de personnes impliquées. En interne, le nombre de concepteurs culmina à environ 300 personnes, mais en y ajoutant les sous-traitants, le nombre de créateurs au travail sur le jeu était au moins deux fois supérieur.

 

14. Une fantaisie basée sur la réalité

Si la date de lancement du jeu définitif fut fixée dès début 2014, ce n’était en réalité pas la première échéance cruciale des développeurs. Car lorsque Hajime Tabata prit les commandes de l’équipe, il décida également d’initier un projet plus immédiat, qui devrait prouver que Final Fantasy XV était bel et bien en vie : une démo jouable. L’objet de cette dernière était double : rassurer les joueurs attendant le jeu depuis de nombreuses années, certes, mais aussi remettre rapidement les créateurs en ordre de bataille. FFXV était en effet le fruit du travail d’une équipe nouvellement formée à partir de plusieurs groupes dont certains s’épuisaient dessus depuis longtemps déjà, y compris depuis l’époque de Versus XIII. Alors qu’une grande partie d’entre eux n’avait plus livré de jeux depuis des années du fait de cette situation hors du commun, Tabata considéra que ce premier but était un bon moyen de les remotiver à créer un produit fini. Le principe d’une démo jouable était des plus commun dans la série Final Fantasy, et c’était d’ailleurs grâce à ce même procédé que le développement de FFXIII avait réussi à prendre corps, bien qu’il fût beaucoup plus tardif dans le processus. Mais cette démo de FFXV n’en serait en fait pas vraiment une, tant elle devait être disponible très longtemps avant la date de lancement du jeu définitif. Elle allait s’apparenter davantage à une « version alpha », ou à une sorte de « coupe verticale » améliorée ; le nom donné par les développeurs occidentaux au processus qui consiste à créer une portion du jeu de manière optimale en tout début de projet afin d’évaluer le résultat et d’estimer la quantité de travail nécessaire. Ainsi, les priorités de développement de FFXV furent ajustées de telle sorte que les contenus nécessaires à la conception du segment de jeu sélectionné devinrent prioritaires.

Annoncé à la surprise générale à l’E3 en juin 2014, Final Fantasy Type-0 HD étonna par son choix de consoles : le petit jeu PSP allait être transformé en un titre sur PlayStation 4 et Xbox One. C’était en fait parce qu’il allait devenir l’écrin de l’avenir de Final Fantasy XV.

La conception de la démo de FFXV accompagna un autre projet qui tenait beaucoup à cœur à Hajime Tabata et aux fans occidentaux de Final Fantasy : la création d’un portage de Final Fantasy Type-0 qui soit enfin disponible à l’international. Cet épisode était sorti au Japon en octobre 2011 sur PSP, mais du fait du marché déclinant de la petite console dans le reste du monde, Square Enix avait renoncé à l’y éditer. Après plusieurs années de tergiversations, voyant le jeu tour à tour envisagé sur PlayStation Vita puis sur PlayStation 3 mais jamais concrétisé, Tabata parvint à convaincre le PDG de Square Enix de la validité du chantier en lui montrant que le portage suscitait de nombreuses attentes, notamment sur Internet. Fin 2013, alors que Tabata prenait la tête de la Business Division 2 et devait commencer à envisager d’autres projets que le simple FFXV, il lança le développement de ce qui allait devenir Final Fantasy Type-0 HD. Tout en réunissant une petite équipe d’une dizaine de personnes ayant travaillé sur la version PSP avec lui afin d’en assurer la supervision en interne, il confia le travail de remasterisation à Hexadrive, studio avec lequel il collaborait déjà activement depuis plusieurs mois sur FFXV et dont ce type de démarche était la spécialité. Le parallèle entre les deux projets était trop beau : la démo du quinzième épisode serait en réalité livrée en accompagnement de Type-0 HD, un moyen des plus efficace d’attirer l’attention sur ce titre plus modeste, et certainement l’une des raisons ayant convaincu Yôsuke Matsuda de donner son feu vert à la remasterisation. Quant au principe d’une démo jouable très précoce pour FFXV, il était tout à fait conforme à l’un des objectifs avancés par le PDG peu après sa nomination, inspiré par l’émergence des jeux en « accès anticipé » sur Steam : la mise en place de moyens permettant de proposer aux joueurs un aperçu jouable des titres en cours de création et de faire éventuellement part de leurs commentaires aux développeurs.

La démo allait également mettre sous pression l’équipe de recherche et de développement travaillant sur le moteur Luminous Studio, qui était désormais entièrement intégrée à la Business Division 2 afin de le concevoir sur mesure pour Final Fantasy XV. Jusque fin 2013, le jeu n’était encore qu’un prototype développé à partir d’une version gonflée avec DirectX 11 du moteur Ebony, qui était celui de Versus XIII sur PlayStation 3. Le début de l’année 2014 marqua ainsi le point de départ du versement et de l’optimisation des contenus d’Ebony dans la version 1.0 du Luminous Studio, processus qui dura environ un an. Simultanément, l’équipe technologique renforçait les fonctions du nouveau moteur afin de répondre aux demandes des concepteurs du jeu. Lorsque FFXV fut de nouveau montré au public, en septembre 2014, le Luminous Studio avait ainsi atteint sa version 1.4, dans laquelle environ 80% des fonctions d’Ebony avaient été transférés. L’ancien moteur fut complètement intégré dans le Luminous Studio à partir de la version 1.5 de ce dernier, ce qui coïncida avec la finalisation de la démo jouable au début de l’année 2015. La dénomination « Ebony » fut abandonnée à ce moment-là, mais les développeurs, qui étaient tout de même attachés à ce nom, décidèrent de lui trouver une petite place dans le jeu définitif en le donnant à une marque de café fictive dont raffole Ignis.

Bien qu’Insomnia disparut du début du jeu, la place centrale de la ville (surnommée « Tochômae » par les concepteurs, en référence à la station de métro se trouvant juste à côté de la place de la mairie de Tokyo qui a inspiré l’endroit) resta un terrain d’expérimentation pour l’équipe de développement, notamment lors de la conception de la démo « The Overture » qui fut révélée au Tokyo Game Show en septembre 2014. Hajime Tabata s’en servit pour illustrer les progrès du versement des fonctionnalités d’Ebony dans le Luminous Studio, et montrer le bond technologique depuis la vidéo du même endroit à l’E3 2013.

Avec le retour sur le devant de la scène de Final Fantasy XV sous sa forme finale, les développeurs allaient non seulement pouvoir rassurer les joueurs qui l’attendaient depuis longtemps, mais aussi démontrer les immenses ambitions technologiques qu’ils étaient en train de concrétiser avec le renfort du Luminous Studio. Prenant pour appui la fameuse philosophie de « fantaisie basée sur la réalité », dans laquelle le mot « fantaisie » (de l’anglais fantasy) signifie en fait « fantastique » dans le sens littéraire du terme, les concepteurs imaginèrent un monde parfaitement réaliste dans lequel les éléments surnaturels sont représentés sous une forme la plus crédible possible. Cette idée inspirait déjà le projet depuis l’époque de Versus XIII, mais allait être encore plus approfondie grâce à la convergence des moyens technologiques et des intentions créatives des développeurs.
L’organisation d’excursions sur le terrain permit aux membres de l’équipe de puiser directement leur inspiration à la source ; ce qui permit de plus de concilier la consolidation des liens humains avec le travail pratique au bénéfice du jeu. À cette occasion, les membres des différents départements (artistes, concepteurs, programmeurs et même certains sous-traitants) prirent part à de nombreuses activités en extérieur, parmi lesquelles de la randonnée, de l’escalade, de la spéléologie, du safari, du camping, de la cuisine en plein air, ou encore des démonstrations militaires. Bien décidée à étudier les variations de luminosité selon le moment de la journée, une équipe partit même pendant 24 heures au sommet d’une montagne pour prendre une série de photos à 360 degrés dans le but de restituer un cycle jour-nuit authentique à l’intérieur du jeu. Par chance, ils n’eurent pas besoin d’aller très loin pour trouver leur bonheur : les montagnes à l’ouest de Tokyo, souvent d’origine volcanique, constituent de très bons endroits pour faire de l’escalade, tandis que la préfecture de Chiba, située à l’est de la capitale, propose des grottes idéales pour la spéléologie.
De son côté, grâce à l’observation des animaux sauvages lors de safaris, l’équipe chargée de la création des créatures virtuelles se donna un défi ambitieux : concevoir des bêtes si biologiquement crédibles qu’elles pourraient faire l’objet d’un documentaire animalier à l’image de ceux de National Geographic ou de la BBC, quand bien même il s’agissait de réinterprétations des monstres traditionnels de Final Fantasy, le plus souvent inspirées des dessins de Yoshitaka Amano pour les premiers épisodes. Pour illustrer son propos, l’équipe créa même ultérieurement des vidéos promotionnelles intitulées « World of Wonder » (un monde merveilleux) imitant ces fameux documentaires, mais dans les décors de FFXV et avec la faune du jeu visible dans son habitat naturel : chocobos, catoblépas, anaks, taoties, garulas, sahuagins, même des gobelins et des béhémoths.

Marchant dans les pas de ceux des précédents épisodes, les développeurs de FFXV participèrent à des excursions pour enrichir l’expérience de jeu, d’autant plus que la nature allait jouer un rôle capital dans le jeu. Camping, cuisine en plein air, spéléologie, démonstrations militaires, étude des variations de luminosité… Le tout, sous la supervision notamment de Yasuyuki Matsunami (dernière photo), directeur de la carte du monde.

L’une des principales ambitions des créateurs de FFXV était de donner au joueur le sentiment d’appartenir au monde du jeu. Ce souhait mobilisa autant les artistes de l’équipe que les programmeurs du moteur Luminous Studio. Pour ces derniers, la mission consistait à adapter les systèmes du moteur à ce projet de monde ouvert ultraréaliste. La somme des difficultés technologiques posées par Final Fantasy XV était énorme : le jeu devait proposer un environnement graphique totalement dynamique avec des changements de météo, une influence réaliste de la pluie sur les textures, un cycle jour-nuit, l’illumination globale des scènes, des animations et des shaders basés sur la physique, un ciel procédural à base de nuages volumétriques, des transitions immédiates entre les intérieurs et les extérieurs, un système de combat complexe directement intégré dans le cours de l’exploration… Autant d’éléments compliqués à concilier, surtout en cherchant à obtenir la meilleure qualité graphique possible, ce qui força les programmeurs à employer une méthode hybride mélangeant des données dynamiques et statiques.
De leur côté, les artistes commencèrent la conception du monde dans lequel allait se dérouler le jeu au niveau continental, en créant une maquette réelle en argile de la masse de terre principale, Éos, sur laquelle ils modelèrent les chaînes de montagne et les cours d’eau de telle sorte que la topographie des lieux soit géographiquement crédible. Leur travail de recherche sur le terrain leur permit alors d’enrichir chaque région selon le type d’ambiance voulu. C’est ainsi que pour la mise au point de la démo jouable, ils portèrent leur dévolu sur la région centrale de Duscae, dont les environnements sauvages se prêtaient bien à la restitution de leurs expériences de plein air. Son développement commença en priorité. Grâce à l’éditeur de terrain performant du Luminous Studio, les graphistes effectuèrent un scan en 3D de leur maquette afin de disposer quasi instantanément d’un modèle global du monde du jeu à l’intérieur de leur moteur. Il ne leur restait plus alors qu’à le peupler avec des contenus en tous genres : routes, bâtiments, végétation, rochers, plans d’eau, le tout immédiatement fonctionnel grâce aux outils de rendu basés sur la physique. Pour renforcer l’impression d’appartenance à cet univers saisissant de réalisme, un groupe spécial fut formé, portant le nom de « grounding » en anglais, terme exprimant littéralement le sentiment d’être ancré au sol. Dirigée par Takaharu Aono, artiste technique qui était au travail sur le projet depuis l’époque de Versus XIII, cette petite équipe avait pour tâche de créer la « pesanteur » du monde de FFXV en gérant les interactions entre les personnages et l’environnement.
La représentation réaliste d’éléments fantastiques dans le jeu inspira également l’idée que les magies, élément classique de Final Fantasy s’il en est, soient considérées comme un phénomène ayant un impact tangible sur le décor. Ainsi, le feu enflammerait la végétation qui se consumerait lentement, la foudre brûlerait le sol et électrocuterait les personnages et les ennemis si elle tombait dans l’eau, et la glace recouvrirait le décor entier d’une couche de gel qui ralentirait les mouvements de tout le monde. Mais la mise en œuvre d’une telle mécanique était trop ambitieuse pour l’échéance de la démo jouable, qui fut livrée sans magies. Les efforts se concentrèrent plutôt sur l’ajout d’une première invocation, Ramuh, dont la séquence d’apparition serait bien plus spectaculaire.

De la maquette réelle aux paysages définitifs de Duscae. Les développeurs de FFXV utilisèrent abondamment la technique du scan d’objets réels pour en faire des éléments en 3D directement utilisables à l’intérieur du Luminous Studio, y compris pour cette masse de terre. Les artistes des environnements, menés par le directeur artistique Isamu Kamikokuryô, étudièrent des photographies de lieux sauvages tels que la région de Tokachi (à Hokkaido) ou celle du Connemara (en Irlande) pour que l’apparence de la végétation et de la brume de distance semble la plus authentique possible.

Lorsque Square Enix annonça l’existence de la démo, officiellement nommée Final Fantasy XV Episode Duscae, lors du Tokyo Game Show de septembre 2014, cela marqua le point de départ de la grande campagne de communication qui allait durer jusqu’au lancement de la version définitive du jeu. D’un seul mouvement, l’éditeur révéla que Hajime Tabata avait remplacé Tetsuya Nomura, leva le voile sur la première bande-annonce du jeu depuis un an, et annonça la présence de la démo dans tous les premiers tirages de Final Fantasy Type-0 HD ; un vaste déploiement opéré dans l’espoir affiché que l’enthousiasme du grand retour du jeu dissipe les craintes du retrait du réalisateur qui le portait jusque-là. Dans une démarche rappelant beaucoup celle de Naoki Yoshida alors qu’il s’employait à sauver Final Fantasy XIV, Hajime Tabata inaugura dès le TGS une série d’émissions retransmises en direct sur Internet, les « Active Time Reports », en compagnie d’Akio Ôfuji qui était le nouveau directeur de la communication du jeu. Sa priorité : communiquer directement avec les joueurs pour les rassurer sur le sérieux du projet, en n’hésitant pas à dévoiler des images tirées de versions encore en plein développement. Il s’agissait en réalité du point de départ d’une démarche participative dont Episode Duscae serait le point culminant.

 

Contrairement à ce qui était initialement prévu, il n’y aura pas de quatrième partie à cette série d’articles. En effet, j’ai préféré consacrer mes efforts à l’écriture du livre La Légende Final Fantasy XV, publié par Third Editions en novembre 2019. Celui-ci reprend tous les sujets abordés par ces articles (en bien plus détaillé), puis y ajoute tout ce qui aurait composé le quatrième article – et bien plus encore. Si le sujet du développement de FFXV vous intéresse, je vous invite réellement à lire ce livre. Pour en savoir plus, cliquez ici !

 

N.B.

Le contenu de cet article est sujet à changements selon la découverte de nouvelles informations ou de détails plus précis relatifs au développement de Final Fantasy Versus XIII et Final Fantasy XV. Les ajouts ou modifications seront précisés dans cet encadré.

Références

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Interview avec Tetsuya Nomura, Famitsu.com (septembre 2009)
Interview avec Yôichi Wada, Famitsu.com (juin 2012)
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Interview avec Masakazu Matsushita, Yûsuke Naora, Tomohiro Hasegawa et Hajime Tabata, Famitsu.com (avril 2015)
Interview avec Hajime Tabata, Isamu Kamikokuryô et Yûki Matsuzawa, Famitsu.com (août 2015)
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– Interviews avec Tetsuya Nomura, magazine Dengeki PlayStation (janvier 2007, novembre 2007, mai 2009, janvier 2011, juin 2013, juillet 2013)
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