Éditorial : une petite part d’humain

On oublie parfois certaines évidences, et Hajime Tabata m’en a rappelé une à la gamescom, en pleine interview. Alors que je lui transmettais mon avis sur les réactions négatives et les inquiétudes de certains fans, il a dit ceci : « Comme nous consacrons réellement une grande partie de nos vies à la création de ce jeu, nous cherchons forcément à en faire une expérience la plus formidable possible. » Et c’est vrai. On oublie un peu trop que ces jeux sont conçus par des personnes dont c’est le travail, certes, mais qui y mettent énormément du leur. Je me suis alors souvenu de cet article de Polygon, justement intitulé « Débordé mais comblé », dans lequel le même Tabata faisait cette constatation glaçante : « Je dois dormir trois à quatre heures par nuit. C’est difficile tous les jours… J’ai le sentiment que je perds des années de vie. » Et pourtant, il ajoutait : « Mais ça en vaut la chandelle. » Parce qu’il fait ça pour nous.

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Comment ne pas repenser également au discours sincère et touchant de Naoki Yoshida, en clôture de l’événement de lancement de Final Fantasy XIV ressuscité, en août 2013. Au bout de trois années de lutte contre le temps, et alors que son jeu prenait enfin vie, « Yoshi-P » se laissa submerger par l’émotion (la fête était entachée par des problèmes de serveurs du fait de l’extrême affluence). Lui aussi le disait : « Au départ, je ne comptais pas chambouler tant que ça le jeu, je pensais que nous trouverions une solution. Mais en réalité, j’aime Final Fantasy, j’aime les MMO… » Et dans le long silence qui suivit, nous pouvions comprendre qu’il les aimait trop pour laisser FFXIV dans l’état dans lequel il était à l’époque. Dans ces moments-là, devant un homme sincère qui ne peut retenir ses larmes, nous redevenons tous des êtres humains. Il n’y a plus de fans exigeants, plus de réalisateur usurpateur.

Final Fantasy XIV et XV ont en commun d’avoir été portés par un premier créateur qui a finalement été remplacé, et le successeur a dû commencer par défaire ce qui n’allait pas avant de reprendre le projet. En décembre 2010, quand Naoki Yoshida prit le relais du producteur Hiromichi Tanaka, l’une des légendes de Square, il était naturel de porter sur lui un regard méfiant. Il a alors fait le choix de se montrer le plus souvent possible, et de prendre FFXIV tellement à bras le corps qu’il est devenu le visage du jeu, la figure publique vers qui on se tourne désormais systématiquement pour manifester son enthousiasme ou déplorer des contrariétés. Aux yeux des joueurs, le jeu vidéo est pendant longtemps resté un média de contenus et non de créateurs, détaché (à de rares exceptions) de son fondement humain. Les temps commencent heureusement à changer. De fait, un chantier de reconstruction aussi immense que FFXIV ne pouvait pas marcher s’il n’avait pas à sa tête un homme l’incarnant.

02À la gamescom, Yoshida a donné du sien en jouant avec de nombreux fans

Ainsi était-il tout autant naturel de se méfier quand Tabata a repris les rênes de FFXV à Tetsuya Nomura, par décision de leur hiérarchie. On ne saura sans doute jamais ce qu’il s’est passé et si on a « empêché » Nomura de mener à bien le jeu dont il rêvait. Mais aujourd’hui, il ne se passe pas une interview sans qu’une question fasse référence à l’un des fragments de ce que Versus avait souhaité être (c’est normal : nous voulons comprendre) et sans que Tabata, en réponse, certifie avoir préservé le maximum et faire désormais de son mieux. Si l’on se met à sa place quelques instants, on comprend vite à quel point il doit être pénible d’être sans cesse ramené à cet état antérieur du jeu, quand il a lui-même de nouvelles ambitions à communiquer. Pas étonnant qu’au fil de la discussion, il glisse que Versus « ne s’est jamais réellement concrétisé », comme un rappel qu’il est lui à la tête d’un jeu qui existe réellement. En son temps, Yoshida n’était pas tendre non plus avec FFXIV 1.0. « Quand j’ai commencé à y jouer, j’ai balancé ma manette au bout de cinq minutes », me disait-il.

Alors bien sûr que non, Tabata ne s’emploie pas à « détruire » joyeusement tout ce qui a été promis avant lui, bien sûr qu’il a longuement réfléchi aux implications du départ de Nomura, à la nécessité de faire les choix qui s’imposaient pour sortir le jeu, et au besoin de regagner la confiance des joueurs. Dans une telle situation, à devoir endosser un passif dont il n’est pas responsable tout en devant mettre en avant le jeu qu’il s’est engagé à terminer, il y a forcément des errements, un équilibre instable penchant davantage vers les choses négatives que vers les positives. Dans son parti pris d’honnêteté avec les joueurs, Tabata n’hésite pas à exprimer des doutes et des hésitations, ce qui, dans le petit monde cynique d’Internet et du jeu vidéo, est souvent interprété comme de la faiblesse. Mais quand il nous rappelle qu’il consacre l’essentiel de sa vie à FFXV, l’humain reprend une nouvelle fois le dessus. Et je me suis senti gêné d’avoir été dur dans mes questions. Alors je l’ai encouragé de nouveau.

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Évidemment, quelques instants plus tard, je me suis rappelé que le développement d’un jeu aussi majeur comporte de nombreux enjeux, de même que des facteurs extérieurs, financiers notamment, qui sont bien moins humains. Quand les circonstances l’imposent, il faut savoir se montrer critique ou méfiant. Mais cette anecdote de la gamescom aura été pour moi un rappel nécessaire du sacrifice consenti par les créateurs de ces jeux : Tabata comme Yoshida ont tendu suffisamment la main vers nous pour que nous leur rendions le respect qu’ils méritent, et que nous prenions le temps d’écouter les idées qu’ils nous proposent.