Le P.-D.G. de Square Enix Yôsuke Matsuda quitte ses fonctions en juin

Le groupe Square Enix Holdings a annoncé ce matin que son actuel président-directeur général, Yôsuke Matsuda, va bientôt quitter ses fonctions, dix ans après avoir pris la tête de l’entreprise. Son successeur devrait être Takashi Kiryu, dont le nom sera soumis au vote des actionnaires de la société en juin prochain. Âgé de 47 ans, Kiryu est entré dans la société en juin 2020 en tant que directeur général du département de planification d’entreprise, et est actuellement directeur du conseil d’administration de la maison mère de Square Enix (depuis mai 2022) et de la holding (depuis juin 2022). Un parcours plutôt fulgurant – mais pas autant que celui de Yôichi Wada, dont on se souvient qu’il a pris la tête de Square en décembre 2001, un peu plus d’un an et demi seulement après son entrée dans la société.

Takashi Kiryu Yosuke MatsudaTakashi Kiryu et Yôsuke Matsuda

Lors d’une conférence de presse qui s’est tenue dans la foulée de l’annonce (rapportée par 4Gamer et Famitsu), Matsuda a expliqué préparer son départ depuis quelque temps déjà, en prévision de sa dixième année de gouvernance. Alors que Square Enix est engagé dans un lent renouvellement de sa stratégie globale qui a vu plusieurs changements majeurs au cours des dernières années (dont la vente des studios occidentaux et la création d’un département entièrement consacré aux technologies Web 3.0), Matsuda indique que la ligne directrice est désormais en place et qu’il peut donc passer le relais à une équipe plus jeune pour la mener à son terme. À ce titre, il vante « l’enthousiasme » et « la détermination » de Takashi Kiryu.

Présent à la conférence de presse, Kiryu a indiqué aimer les jeux de Square et Enix de longue date, puisqu’il achetait déjà les Dragon Quest et Final Fantasy de la NES le jour de leur sortie, mais que sa préférence va au jeu de combat Tobal No.1 (le premier titre de Square sorti sur PlayStation). En tant que nouveau P.-D.G., son objectif sera de concilier « constance » et « flexibilité », une sorte de « entre tradition et modernité » selon lequel il souhaite préserver l’héritage de la société tout en ne reculant pas devant les changements nécessaires afin d’attirer un nouveau public. Un menu plutôt flou, dont il faudra attendre l’application concrète. En attendant, ce changement ne devrait pas avoir d’impact sur les jeux en cours de conception et sur l’organisation des équipes de développement. De même, l’objectif reste toujours de créer de nouvelles licences afin de venir compléter le trio Final FantasyDragon Quest et Kingdom Hearts, même si les précédentes tentatives en la matière ont été contrariées.

S’il est tentant d’attribuer le départ de Matsuda aux nombreuses critiques soulevées par son amour démesuré pour la blockchain et les NFT, la nouvelle direction de Square Enix compte au contraire poursuivre dans cette voie, convaincue qu’il s’agit d’une potentielle source importante de croissance pour la société. Notons que les activités Web 3.0 sont pour l’instant cantonnées à un département dédié, séparé des unités chargées du développement des séries historiques.

Retour sur la décennie Matsuda

Faire le bilan des dix années de gouvernance Yôsuke Matsuda est une tâche compliquée, tant elle a connu de nombreux événements. Entré chez Square en 2001 en tant que premier vice-président, il a été directeur administratif et financier de la société de 2004 à 2013, date à laquelle il a été nommé P.-D.G. en remplacement de Yôichi Wada après l’annonce de pertes majeures de 13 milliards de yens (environ 105 millions d’euros au taux de l’époque). Une période pénible, fruit des grandes difficultés rencontrées sur la génération PlayStation 3/Xbox 360 et de l’échec catastrophique de la première version de FFXIV.

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Les débuts de Matsuda ont donc été marqués par un nécessaire redressement financier, qui s’est notamment traduit par l’adoption de formes de développement plus flexibles et plus rentables, dont les tentatives de format épisodique (Hitman, Life is Strange), mais aussi et surtout la multiplication indécente des jeux mobiles gratuits à micro transactions – un modèle où de nombreux projets ont été lancés simultanément, dans l’espoir qu’au moins un devienne un succès durable. Combien ont cependant été froidement débranchés après seulement un an, voire moins ?

C’est seulement après quelques années, et le retour à des résultats financiers dans le vert, que Matsuda a pu engager de nouveaux chantiers plus inspirants. À partir de 2015, l’un de ses objectifs devient la diversification du catalogue de Square Enix, avec pour espoir de sortir de la trop grande dépendance aux marques Dragon Quest, Final Fantasy et Kingdom Hearts. Ainsi a-t-il été très tôt décidé que l’équipe de FFXV serait transformée en un studio séparé (Luminous Productions) qui se lancerait dans la création d’une nouvelle marque à vocation internationale – le projet Witch devenu Forspoken, et dont nous connaissons le destin malheureux.

Afin d’encourager la création d’identités propres, il a inauguré plusieurs filiales du groupe Square Enix, chacune ayant pour mission de développer des jeux inédits. Mais force est de constater qu’aucune de ses tentatives s’est soldée par une réussite. Créé dans le but de titiller la fibre nostalgique des fans de jeux de rôle, Tokyo RPG Factory a produit plusieurs titres de moyenne ampleur (I am Setsuna, Lost Sphear, Oninaki) dont aucun n’a trouvé son public. Et que dire du recrutement de Yûji Naka, le célèbre créateur de Sonic ? Non seulement son jeu Balan Wonderworld a été un échec critique et commercial, mais il est aujourd’hui surtout connu pour les frasques judiciaires du créateur (dont son arrestation récente pour délit d’initié). Tous ces jeux ont néanmoins eu la chance de sortir, ce qui n’a pas été le cas de celui du Studio Istolia, dirigé par l’ex-producteur de Tales of Hideo Baba. Le projet Prelude Rune a été annulé et le studio fermé en 2019 – l’un des échecs les plus cuisants de cette stratégie.

Parallèlement, Matsuda a souhaité réactiver la plupart des anciennes marques de Square et d’Enix, principalement par la remasterisation ou le remake des titres de l’âge d’or des deux sociétés (SaGa, Chrono CrossLegend of Mana, Live A Live, etc.), et plus rarement par la production de véritables nouveaux épisodes (Star Ocean, Valkyrie Profile, Front Mission sous la forme du funeste Left Alive). Son ambition était sans doute de vérifier quels titres suscitaient le plus l’enthousiasme du public. Mais cela ne peut marcher qu’à condition d’attribuer à ces projets suffisamment de moyens, ce qui a rarement été le cas. En l’état, il a été question d’entretenir l’héritage de la société plutôt que d’imaginer son avenir.

C’est à croire que le Square Enix de ces dernières années n’est pas parvenu à capitaliser sur ses authentiques réussites. Il semble par exemple inimaginable que le succès surprise de NieR: Automata ait uniquement donné lieu à un jeu mobile et à une remasterisation du premier épisode, et non à une véritable suite dotée de moyens plus conséquents. Au lieu de cela, PlatinumGames s’est vu confier Babylon’s Fall, autre désastre commercial dont on peine à imaginer qu’il n’ait pas été entièrement prévisible…

Ironiquement, et Matsuda lui-même l’a reconnu, la plus grande force de sa société se trouve dans les jeux dits de « moyenne gamme », comme le démontre le catalogue solide du producteur Tomoya Asano (Bravely DefaultOctopath Traveler et Triangle Strategy). Leurs ventes cumulées au fil du temps sont tout à fait honorables compte tenu de leur ambition, Triangle Strategy ayant par exemple récemment dépassé le cap du million d’exemplaires. Il est regrettable que la cohérence éditoriale de l’équipe d’Asano ne soit pas la norme de l’entreprise, qui donne régulièrement l’impression qu’elle agit au doigt mouillé. Ainsi l’enchaînement absurde des sorties de ces derniers mois a envoyé au casse-pipe de nombreux jeux, leur laissant à peine le temps de se démarquer l’un par rapport à l’autre.

Et puis il y a les studios occidentaux Crystal Dynamics, Eidos Montréal et Square Enix Montréal, qui ont été cédés l’an dernier au groupe Embracer pour un prix que beaucoup ont jugé dérisoire. L’aventure internationale de Square Enix aura été prometteuse lors de ses premières années, après le rachat d’Eidos en 2009, quand s’est esquissé l’espoir d’une synergie Japon-Occident. Le ballon s’est vite dégonflé, tant la maison mère japonaise n’a pas su comment exploiter au mieux ces équipes pourtant douées. En définitive, Matsuda n’a pas cessé de se lamenter des ventes inférieures à ses prévisions. Étaient-elles seulement raisonnables ? Et les studios avaient-ils réellement les moyens de les honorer ? Crystal Dynamics s’est empêtré dans le médiocre Marvel’s Avengers, qui a entraîné dans sa chute Les Gardiens de la Galaxie d’Eidos Montréal, pourtant bien plus réussi. Un triste gâchis de talents.

Malgré ce portrait mitigé, il y a bien un objectif que Yôsuke Matsuda a atteint : gonfler les ventes et les bénéfices de son entreprise. Des années durant, il a promis à ses actionnaires de hisser les bénéfices avant impôts de Square Enix à 40, voire 50 milliards de yens, soit 10 à 20 de plus qu’au début de sa gouvernance. Si l’espoir semble s’éloigner lors de l’année fiscale 2019, à cause d’un résultat inférieur à 25 milliards, la mission est enfin accomplie en 2021, avec 47,2 milliards de yens (un probable effet du Covid-19, qui a fait exploser les ventes dématérialisées courant 2020). Une réussite confirmée en 2022 : 59,2 milliards de yens.

L’un des plus grands contributeurs n’est autre que le MMORPG Final Fantasy XIV (et, dans une moindre mesure, Dragon Quest X), dont les millions d’abonnés garantissent un flux d’argent fiable et constant – mais on est bien plus tenté d’attribuer ce succès à Naoki Yoshida et son équipe, qui s’est battue d’arrache-pied pour en arriver là. Il y a fort à penser que le jeu amortit aisément les échecs des autres titres. Combien de temps cela va-t-il durer ?

Le bilan laissé par le P.-D.G. est donc contrasté. Les difficultés des tentatives de diversification, la mauvaise exploitation des studios occidentaux et le manque flagrant de tri éditorial ont fait de Square Enix une entreprise en apparence fragile, quand bien même elle dispose de fondements solides. Ceux-ci sont heureusement apparus dans plusieurs titres de grande qualité, qui sont l’invariable vitrine de l’éditeur du point de vue du grand public. Cela ne semble pas prêt de changer dans l’immédiat, avec l’arrivée de Final Fantasy XVIFinal Fantasy VII RebirthDragon Quest XII ou Kingdom Hearts IV. Il n’y a plus qu’à espérer que le successeur de Matsuda gardera cela à l’esprit et qu’il ne se jettera pas corps et âme dans le Web 3.0, domaine volatil qui ne fait rêver aucun joueur sérieux.