Éditorial : la tentation occidentale

Un Final Fantasy développé en dehors du Japon ? Cela a bien failli arriver il y a quelques années… sans succès. Mais la question de savoir s’il s’agit d’une bonne idée reste posée. En ce qui me concerne, j’y serais plutôt opposé, mais cela dépend des circonstances. Si vous avez une autre idée sur la question, n’hésitez pas à m’écrire.

Depuis quelques années, le Japon en perte de vitesse sur les consoles HD a cru trouver un remède à ses maux en confiant ses projets à des développeurs occidentaux. Aujourd’hui encore, j’imagine que les fans de Silent Hill saluent certainement cette initiative. C’est sûr, tout le monde ne peut pas avoir la bonne idée d’aller frapper à la porte de Ninja Theory : le tout récent DmC est une démonstration, aussi provocatrice soit-elle, de ce que des créateurs à l’identité forte peuvent apporter à des séries aux codes bien établis. Square Enix a bien tenté de suivre le courant avec Front Mission Evolved, fort judicieusement placé entre les mains de Double Helix Games, studio californien habitué aux catastrophes. Sans surprise, le résultat fut particulièrement moyen. Final Fantasy a failli emprunter la même voie, il y a quelques années, avec le projet Fortress aujourd’hui annulé. Nous en avions découvert l’existence en août 2009, quelques jours après la faillite du studio suédois GRIN qui devait en assurer le développement.

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Ce n’est pas une histoire très glorieuse, à vrai dire, surtout pour la direction de Square Enix. Les deux fondateurs de GRIN ont accusé l’éditeur japonais d’avoir discrètement tenté de les abandonner après l’accueil critique plutôt réservé de leurs précédents jeux, Bionic Commando et Terminator Salvation, alors que le projet Fortress était déjà sur les rails. Ce jeu aurait dû être un RPG typé action se déroulant dans l’univers de FFXII, mais avec des inspirations scandinaves. En regardant l’unique vidéo du prototype, qui a fuité depuis sur YouTube, on comprend bien que ce Fortress aurait été plus proche des jeux de rôle occidentaux que des épisodes traditionnels de Final Fantasy, tant dans le style visuel que dans le système de jeu. S’il avait été mené à bien, il aurait été le premier épisode sur console à être développé par des Occidentaux.

Mettons les tracas financiers à part. Sous le coup de la colère sans doute, après la faillite de leur studio, les fondateurs de GRIN certifiaient que Square Enix avait absolument besoin d’eux pour donner une nouvelle direction à la série. La définition de cette dernière étant déjà incertaine dans les bureaux japonais de l’éditeur (j’en avais déjà parlé), on peut se demander si l’idée était bonne de faire développer un Final Fantasy en dehors du Japon par des créateurs n’ayant jamais travaillé sur la série auparavant. Même en se penchant sur les épisodes aux ambiances les plus proches des canons occidentaux de la fantasy (FFXI ou XII), on peut ressentir cette touche japonaise, aussi difficile soit-elle à décrire. L’ex-concepteur des niveaux de GRIN, Guillaume Mroz, affirmait récemment au magazine anglais Play que « le jeu allait être très réaliste, à la Skyrim ». Et c’est peut-être pour cela que Fortress n’aurait, à mon sens, jamais eu l’apparence d’un Final Fantasy.

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Quelle que soit la définition que l’on a de Final Fantasy, le réalisme absolu n’est sans doute pas la voie à suivre. Les RPG de fantasy occidentaux se déroulent le plus souvent dans des univers sérieux et posés. Ce sont leurs qualités propres et loin de moi l’idée de leur reprocher cette nature. Les RPG japonais se reconnaissent souvent à leurs contrastes plus saisissants, à leur désir d’intégrer le plus d’ambiances possibles à un même univers, au risque de négliger ce réalisme. Skyrim se déroulait uniquement dans une région montagneuse et se contentait de cela. FFXII, dont le monde aurait servi de base à Fortress, nous invitait lui à traverser une grande variété d’environnements, des plages à perte de vue de Phon aux sommets enneigés de Paramina, en passant par le grand désert de Dalmasca ou le continent volant de Bhujerba.
Il me semble évident que plaquer un chocobo ou un moogle dans un univers nordique, aussi soigné soit-il, n’aurait pas transformé comme par magie un RPG occidental ordinaire en Final Fantasy. Le problème est d’autant plus grand quand il s’agit de s’inscrire dans le monde d’Ivalice, qui possède sa mythologie intrinsèque : sans Yasumi Matsuno, même des Japonais font n’importe quoi, comme le prouve ce FFXII Revenant Wings de triste mémoire.

Le monde de Fortress aurait sans doute été très joli, si l’on en croit les nombreuses illustrations conceptuelles révélées depuis. Notamment signées Erik Lindqvist et Tomislav Spajic, ce sont elles qui illustrent cet éditorial. Mais ce petit quelque chose d’indéfinissable dans les Final Fantasy japonais vient sans doute de leur côté plus démonstratif, plus exubérant même. C’est précisément ce style qui a souvent été qualifié de superficiel par les détracteurs de la série depuis qu’elle est bien établie en Occident. Mais voilà. Au fil du temps, on a bien pu comprendre que c’est cela, l’identité visuelle de Final Fantasy. On la réduit trop souvent à la patte de Tetsuya Nomura mais elle va bien au-delà de ça : dans les premières années, Yoshitaka Amano semblait déjà vouloir emporter ses personnages hauts en couleurs dans les panoramas vaporeux d’une fantasy cosmopolite, pour y affronter les monstres les plus fantasques. Parmi les plus récents, même les épisodes les plus « sages » n’oublient pas cette magie aux inspirations multiples. C’est là l’imagination exotique des créateurs japonais.

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Mais n’excluons pas l’Occident de Final Fantasy. Ce serait d’ailleurs un combat perdu depuis longtemps car, détail méconnu, des créateurs internationaux ont déjà participé directement à la série. Il y a une quinzaine d’années, Hironobu Sakaguchi rêvant d’Hollywood a eu l’idée d’unir les forces de l’Asie et de l’Amérique en fondant un studio à mi-chemin les deux continents : à Hawaï. C’est là qu’ont été développés Parasite Eve et, surtout, Final Fantasy IX. Si le game design et la programmation de ce dernier étaient l’œuvre des concepteurs japonais de Square, les décors ont tous été dessinés par une équipe composée d’artistes japonais et américains notamment. Sous la supervision du directeur artistique Hideo Minaba, ils ont parfaitement confectionné l’univers chatoyant du jeu. C’était une belle époque pour l’éditeur, celle d’une ouverture bien gérée vers le reste du monde. L’échec commercial du film Les Créatures de l’esprit a mis un terme forcé à l’aventure américaine de Square.

L’acquisition d’Eidos il y a quelques années de cela marquera peut-être le début de nouveaux projets internationaux ambitieux pour Square Enix. Le studio Luminous, développeur du moteur du même nom et auteur de la désormais célèbre démo technologique Agni’s Philosophy, compte déjà de nombreux ingénieurs occidentaux dans ses rangs. Fortress a certainement été la victime d’une précipitation malheureuse, d’une bien étrange confiance en des créateurs en réalité livrés à eux-mêmes. Les grands manitous de Square Enix sont tellement à cheval sur l’image de leur série qu’on se demande encore ce qui a bien pu leur prendre.

En 2011, à un journaliste qui lui demandait si on reverrait un jour un Final Fantasy développé par un studio occidental, le producteur Yoshinori Kitase répondait : « Très franchement, ça ne risque pas d’arriver ». Voilà qui est clair.