Hajime Tabata se raconte dans Edge

C’est vrai, depuis septembre 2014, il n’y en a plus que pour Hajime Tabata. Le nouveau réalisateur de Final Fantasy XV s’est montré régulièrement, à de nombreux événements ou lors de son Active Time Report, devenant ainsi le visage public du jeu. Mais finalement, trop occupé à contenir les joueurs impatients depuis toutes ces années, Tabata n’a jamais réellement eu l’occasion de parler de lui et de sa vision. Le dernier numéro du magazine anglais Edge contient justement un long entretien avec lui, entretien ayant pour particularité de ne pas chercher à obtenir de nouvelles informations sur FFXV, mais plutôt à comprendre d’où vient Tabata et comment il gère actuellement ses équipes.

Les premières années

Hajime Tabata, qui a grandi à Sendai dans le nord du Japon, raconte que le tout premier jeu vidéo auquel il a joué est Donkey Kong. À cette époque, il ne jouait pas chez lui mais chez des amis. Vers l’âge de 13 ans, il commença à devenir un mordu de jeu vidéo lorsqu’il découvrit des titres occidentaux tels que Wizardry (plus tard, il se prit également de passion pour Wasteland et Civilization). Mais comme il ne voulait surtout pas être perçu comme un geek par ses camarades de classe, il ne disait pas qu’il était un joueur et ne partageait sa passion qu’avec les amis de son quartier, qui n’étaient pas dans la même école que lui. Après tout, pour plaire aux filles, il valait mieux traîner avec les sportifs.

Dans Edge, Tabata se remémore une époque insouciante où, dit-il, il pouvait faire ce qu’il voulait. Néanmoins, de son enfance à Sendai, il a gardé certaines leçons qui ont influencé la manière dont il travaille désormais.

« Depuis que je suis petit, ma philosophie est qu’il y a toujours quelqu’un de meilleur que soi. On ne peut jamais être au sommet, et même si on y arrive, il y aura toujours quelqu’un pour vous surpasser. Il neige souvent à Sendai et les enfants font beaucoup de ski. J’étais toujours le plus rapide de mon école, et puis je me suis inscrit au tournoi régional, où j’ai vite compris qu’il y avait des enfants plus rapides que moi. Et après, les enfants qui m’avaient battu au niveau régional se faisaient battre à leur tour au tournoi national. Puis les vainqueurs du tournoi national allaient au Jeux olympiques, où ils se faisaient battre par des gens d’autres pays.
C’était une dure leçon, mais je ne l’ai jamais oubliée. Une personne seule n’est jamais aussi forte qu’une équipe. Dans mon travail, j’adore créer des équipes solides, et c’est ce dont on a besoin pour créer des jeux vidéo. Mon rôle est de créer la meilleure équipe qui soit. »


Sendai

Plus tard, Tabata déménagea à Tokyo pour entamer des études d’économie, et ce même si cette matière ne l’intéressait pas beaucoup. En réalité, en côtoyant des étudiants en arts à l’université, il commença à se dire qu’il voulait plutôt travailler dans un domaine créatif. Il raconte ainsi ses états d’âme de l’époque :

« Quand j’étais étudiant, je vivais seul dans un petit appartement. Je voulais trouver un travail qui me permette de créer des choses que tout le monde utilise. À l’époque, tout ce que j’avais, c’était des jeux, des films, des bonbons et des nouilles. J’adorais les nouilles ! Je pensais entrer dans une société où j’aurais pu imaginer des recettes de nouilles instantanées. Mais comme ces sociétés étaient généralement basées hors de Tokyo, où je vivais, j’y ai finalement renoncé.
Après ça, il y avait les jeux. Il y en avait tout autour de moi également. Je ne cherchais pas spécialement à faire carrière dans le jeu vidéo. J’ai passé des entretiens auprès de différentes sociétés dans différentes industries. Tecmo a été la première à me proposer un travail. Je n’ai pas réfléchi trop longtemps et j’ai accepté. »

Les portes du jeu vidéo

C’est donc à la fin des années 80 que Tabata entame sa carrière chez Tecmo, qui travaillait déjà sur des jeux pour bornes d’arcade et consoles. Mais ses souvenirs de l’époque décrivent une ambiance plutôt étonnante, tout particulièrement son premier contact avec le président de Tecmo de l’époque, Yoshihito Kakihara. Celui-ci avait fondé Tecmo en 1967 en tant que société d’appareils de nettoyage et avait fait ses débuts dans le secteur du jeu vidéo dès 1969. Tabata explique :

« [À cette époque,] la plupart des sociétés de jeu vidéo étaient encore dirigées par leurs fondateurs, et ils étaient parfois un peu excentriques. Quand j’ai passé mon entretien d’embauche avec le président de Tecmo, il m’a demandé ce que je pourrais apporter d’unique à sa société. Je lui ai répondu que je faisais très bien les massages. Il m’a alors demandé de venir derrière son bureau pour lui en faire un. Au bout d’un moment, il m’a demandé comment je trouvais son dos. Je lui ai répondu qu’il avait l’air malade. Ça n’est pas bien passé et je me suis dit que j’avais tout gâché. Et puis quelques jours plus tard, j’étais pris. »

L’histoire retiendra donc que Tabata a fait ses débuts dans le jeu vidéo grâce à un massage, mais le président de Tecmo était manifestement un personnage à part entière. D’où cette autre anecdote :

« Quand je suis entré chez Tecmo, j’avais les cheveux assez longs. Je suis passé devant le bureau de Kakihara, qui s’est précipité jusqu’à la porte pour me dire que ma coupe ressemblait à celle d’un samouraï. Il m’a demandé si je savais me servir d’une épée comme un samouraï. Alors j’ai pris la pose, mais il m’a dit que j’avais l’air ridicule et m’a demandé de venir dans son bureau pour qu’il me donne un cours de katana. »


Captain Tsubasa, sorti sous le nom Tecmo Cup Football Game en Europe

Le tout premier jeu sur lequel Hajime Tabata travailla lors de son entrée chez Tecmo fut Captain Tsubasa sur NES, inspiré du manga du même nom (mieux connu en France sous le nom d’Olive et Tom). Sa mission était de créer les actions spéciales des personnages, mais il décida de toutes les mettre sur un seul personnage, ce qui déséquilibrait tout le jeu. Il fut naturellement réprimandé pour cette grave erreur de game design, mais ce fut une bonne première leçon, selon lui. Par la suite, il put participer à chaque aspect du titre, du game design à la programmation.

Nous étions en 1988, et le développement des jeux vidéo était bien plus artisanal que maintenant. Tabata se souvient notamment de la gestion radicalement différente de la distribution : l’équipe en charge des ventes devait directement aller voir les détaillants pour leur expliquer ce qu’étaient les jeux et les convaincre de passer commande. Ensuite, ils devaient aller chez Nintendo pour leur demander de produire autant de cartouches qu’ils avaient de jeux réservés. Malheureusement, tout ne se passait forcément de manière idéale…

« Quand je suis entré chez Tecmo, leur précédent jeu, Rygar, n’était pas vraiment une réussite. Il n’y avait pas de système de sauvegarde, quand bien même le jeu était très long. Les gens devaient le mettre en pause et laisser leur console allumée toute la nuit pour reprendre leur partie le lendemain. Comme ça s’était su, les détaillants avaient passé très peu de commandes. Après ça, le président a ordonné à l’équipe de développement d’aller voir les détaillants et de s’excuser formellement auprès d’eux […] d’avoir fait un jeu aussi horrible. Nous devions nous mettre à genou, promettre que le jeu que nous étions en train de faire allait être bien meilleur et les implorer de passer une grande commande. C’est la première chose que j’ai dû faire après mon arrivée dans la société, même si je n’avais pas travaillé sur Rygar. C’était dur.
Une fois, j’ai même reçu le coup de téléphone d’un client exaspéré qui avait passé des heures sur Rygar et avait tapé dans sa Famicom, ce qui avait fait qu’il avait perdu toute sa progression. J’ai dû l’écouter me raconter ce qu’il s’était passé pendant près de deux heures au téléphone, et je devais rester là, à encaisser. »

Naturellement, une telle expérience apprit à Tabata à garder son sang-froid devant l’adversité, ce qui lui est d’autant plus utile maintenant qu’il est à la tête de sa propre division commerciale à Square Enix.

De Tecmo à Square

Au début des années 2000, l’un des amis de Hajime Tabata quitta Tecmo pour entrer chez Square. Peu de temps après, il lui présenta Yasumi Matsuno. Tabata, qui avait adoré Vagrant Story, était très heureux de pouvoir en discuter avec son créateur. Dans Edge, il explique qu’il était très impressionné de constater que Matsuno connaissait son jeu sur le bout des doigts. Il se mit à rêver de pouvoir un jour travailler avec lui. Il raconte ainsi la suite :

« Quelques années plus tard, j’ai eu l’occasion d’entrer chez Square et j’ai bondi dessus. Mais à ce moment-là, Matsuno avait déjà quitté la société. Je lui avais même écrit pour lui dire que j’allais le rejoindre, mais qu’il était déjà parti ! C’est vraiment dommage que nous n’ayons jamais eu la chance de travailler ensemble. En arrivant chez Square, je voulais créer un jeu mobile. Comme Tetsuya Nomura était également intéressé, nous avons commencé à travailler sur Before Crisis: Final Fantasy VII ensemble. »


Before Crisis: Final Fantasy VII

Ce qui fut son tout premier jeu pour Square. Edge consacre la suite de l’entretien à la situation actuelle de Hajime Tabata, qui est depuis quelques années à la tête de l’équipe qui développe le prochain grand Final Fantasy. Le sujet est des plus importants, tant FFXV a connu une genèse difficile. Sur ce point, Tabata se présente davantage comme un chef d’équipe que comme un créateur omnipotent ; une vision qui recoupe ce qu’il expliquait déjà en août dernier, par exemple.

« Un Final Fantasy numéroté est toujours pris extrêmement au sérieux par la société. Une telle tâche donne lieu à énormément de pression. […] Quand on travaille sur un projet de cette ampleur, on ne peut pas faire le jeu qu’on veut. Il faut avoir une vision plus large, plus ambitieuse même. Je souhaite réellement faire en sorte que ce soit un succès. Plein de monde est impliqué dans ce projet, dans toute la société. Je connais les personnes et tous les détails, je sais combien nous sommes à nous investir dedans. Et c’est extrêmement motivant. »

Ensuite, Tabata entre dans les détails et raconte que l’équipe de Final Fantasy XV est organisée de manière horizontale, contrairement à ce que l’on voit habituellement avec les jeux de cette ampleur. Il n’aime pas les situations dans lesquelles les informations sont mal transmises entre le sommet et le pied de la hiérarchie, et préfère donner à chacun l’occasion de participer à la prise de décision. Il a notamment demandé à toute l’équipe de venir le voir en cas de problème, afin qu’il résolve les difficultés immédiatement au lieu de les laisser couver pendant plusieurs semaines. De plus, selon les étapes du développement, Tabata déplace les équipes afin que les personnes ne restent jamais fixées au même poste du début à la fin.
Le directeur artistique Yûsuke Naora avait en effet déjà expliqué que son équipe d’illustrateurs suivait cette logique. Selon Tabata, cette méthode lui permet de choisir les meilleures personnes pour chaque tâche, de mieux partager les responsabilités et d’encourager la motivation de ses troupes.

Gérer l’intérieur et l’extérieur

Mais Hajime Tabata n’a pas seulement à gérer sa propre équipe de développement : il est aussi l’ambassadeur de Final Fantasy XV, chargé de défendre le jeu auprès de la communauté de fans. Sur ce sujet, il se veut plutôt franc avec Edge.

« J’ai été surpris de découvrir le défi que c’était de faire plaisir aux fans et d’attirer de nouveaux joueurs. Pour ce qui est de plaire aux fans, nous avons essayé beaucoup de choses jamais vues dans les précédents Final Fantasy numérotés afin de les faire participer d’une certaine façon au processus. Les fans fidèles de Final Fantasy sont fervents et ont des demandes précises. Si on n’y répond pas ou si on ne leur donne pas les informations qu’ils attendent, ils peuvent vraiment s’agacer. Nous trouvons cela difficile de savoir comment communiquer au mieux avec eux. Mais pour l’instant, c’est un défi qui nous plaît. »


Final Fantasy XV

L’entretien se termine sur le sujet de la pérennité des grandes productions japonaises, un sujet d’autant plus crucial à la lumière de la dissolution surprise de Kojima Productions peu avant la sortie de Metal Gear Solid 5. Bien sûr, si Tabata dit que tout le monde a été surpris par cette nouvelle, il précise qu’il s’agit d’un cas rare. Le réalisateur a une explication sur le retard des éditeurs japonais dans le domaine des jeux console lors de la décennie passée et se veut rassurant pour l’avenir.

« Maintenant que je participe à la conception de jeux HD sur les consoles actuelles, j’ai compris que la façon dont nous développions des jeux à l’époque de la PlayStation 2 est dépassée. Beaucoup de sociétés japonaises qui étaient à l’avant-garde du jeu vidéo à ce moment-là ont éprouvé des difficultés à s’adapter. Ainsi, pendant la génération de la PS3 et de la Xbox 360, les studios japonais étaient à la traîne par rapport à leurs homologues occidentaux. Mais je pense que cet écart s’est considérablement réduit sur la génération actuelle de consoles. Je pense que les studios japonais sont bien plus en position de force par rapport aux studios occidentaux, et qu’ils feront du bon travail dans les années à venir. »

Une dernière phrase sans doute loin d’être innocente : si le jeu vidéo japonais tout entier semble en effet reprendre des forces depuis l’arrivée de la PlayStation 4, Hajime Tabata a d’ores et déjà annoncé qu’il prépare un tout nouveau projet de grande ampleur en même temps qu’il mène FFXV à son terme.