Autopsie de Final Fantasy XIII, par Motomu Toriyama et Akihiko Maeda

La série Final Fantasy n’est pas simplement l’un des titres phares de Square Enix. C’est aussi un emblème du RPG japonais. C’est pour cela que l’équipe de Final Fantasy XIII avait pour mission de vendre plus de cinq millions d’exemplaires dans le monde. Final Fantasy VII (PS) et Final Fantasy X (PS2) étaient tous les deux des jeux qui marquaient un changement de génération. Ils avaient été salués pour les nouvelles bases qu’ils installaient, non seulement en termes de JRPG, mais aussi de graphismes, de système de jeu et de narration. Avec de telles attentes déjà en place, notre objectif lors du développement de Final Fantasy XIII, le premier épisode sur PlayStation 3, était de créer quelque chose dont l’impact serait équivalent en termes de système de jeu et de réalisation.

Par Motomu Toriyama et Akihiko Maeda

Avec ce projet, nous voulions produire un jeu possédant l’impact habituel d’un Final Fantasy numéroté. Autant le dire, ce concept était on ne peut plus abstrait. Pour atteindre cet objectif ouvert à tant d’interprétations différentes, l’équipe a dû se battre tout au long du développement.


L’un des premiers tests du jeu sur PlayStation 2, en 2004.

A l’heure où la PS3 arrivait et à la lumière de ce qui constitue un vrai Final Fantasy, nous savions que nous devions arrêter le développement sur PS2. A cette époque, l’idée de concevoir un moteur interne commun pour les consoles de nouvelle génération était de plus en plus répandue dans la société. Bien que cela aurait demandé beaucoup d’investissement au départ, un tel moteur était voué à augmenter notre productivité sur le long terme. Le changement de console nous a contraint à modifier profondément nos méthodes de développement. La direction générale et le scénario, cela dit, n’étaient pas très différents de ce que nous avions prévu sur PS2. Le développement était simplement une extension de nos méthodes habituelles, à savoir confier chaque section du jeu à des petites équipes spécialisées dans chaque domaine, par exemple la modélisation des personnages ou la création des décors.

Nous avons dû faire face à de nombreux défis lors de la première moitié du développement, mais un grand tournant a entraîné un changement positif de la situation. D’habitude, il semble normal de débuter une autocritique par ce qui a bien marché. Néanmoins, comme nous avons décidé d’aborder le projet d’un point de vue chronologique, cela nous force à traiter en premier lieu ce qui n’a pas marché.


Ce qui n’a pas marché

1. Une vision pas assez partagée.
Final Fantasy XIII a été présenté sous la forme d’une vidéo conceptuelle en même temps que le projet Fabula Nova Crystallis à l’E3 2006 (Fabula Nova Crystallis est une compilation de jeux et d’autres médias liés à Final Fantasy XIII). Ce n’était rien de plus qu’une démonstration visuelle, nous n’avions rien créé de jouable à ce moment-là.
Dans mon idée, cette vidéo fixait le degré de qualité que nous devions atteindre en termes de dynamisme des combats et des cinématiques, et je croyais que le reste de l’équipe pensait comme moi. Je me suis malheureusement rendu compte qu’en réalité, peu de membres de l’équipe voyaient dans cette vidéo une représentation de ce que devait être Final Fantasy XIII. Ce manque de vision partagée s’est révélé être une source de conflits plus tard dans le développement.


Un combat dans la première vidéo conceptuelle sur PlayStation 3.

2. Le moteur commun et la limitation des caractéristiques.
Un autre problème est venu du moteur commun. Comme nous étions concentrés sur la création d’un moteur de nouvelle génération qui pourrait être utilisé pour toutes les consoles, nous avons fait l’erreur d’essayer qu’il convienne à tous les projets en cours à cette période-là. A posteriori, il me semble évident qu’il était impossible de satisfaire les besoins de chacun. En fin de compte, nous avons passé un temps considérable à établir les priorités parmi toutes ces demandes et nous n’avons pas pu déterminer les caractéristiques définitives. Cela a paralysé à la fois le développement du moteur et celui du jeu. Comme les caractéristiques du moteur ne pouvaient pas être fixées, celles du jeu ne l’étaient pas non plus. Les discussions se poursuivaient sans fin et les délais étaient sans cesse repoussés.

3. Commencer malgré tout.
Alors que ces problèmes se posaient, l’équipe qui était chargée de la conception réelle du jeu n’avait pas d’autre choix que de commencer avant la finalisation des caractéristiques. Leur principal souci était qu’ils n’auraient pas pu pas respecter les délais s’ils avaient continué à attendre les décisions des autres. Après un calcul grossier du volume de données qu’il faudrait fournir à partir d’un premier jet du script et en réfléchissant à leur expérience passée, ils ont senti qu’il fallait agrandir la taille de l’équipe. Cet élargissement a fini par brouiller la communication au sein de l’équipe. Même après la finalisation des caractéristiques, nous avons été obligés de faire machine arrière. Dans certains cas, des données qui avaient été créées n’ont même pas pu être utilisées. Non seulement cela constituait une perte de temps, mais aussi une source de découragement pour l’équipe.


Une cinématique qui n’est finalement pas visible dans le cours de l’aventure.

4. Les limites de la structure classique de l’équipe.
Alors que le projet gagnait en ampleur, notre méthode traditionnelle de développement, autrement dit répartir les rôles au cœur de l’équipe, a également commencé à poser problème. Dans tous les domaines, le surplus de spécialisation était un souci. En réalité, plus le nombre de créateurs augmentait dans chaque département, plus le projet était boursouflé. Comme leurs rôles étaient tellement précis, la communication marchait de moins en moins bien et les informations n’était pas correctement partagées. Par exemple, il pouvait arriver que des changements de caractéristiques ne soient pas bien transmis à chaque membre. Certains continuaient à produire des données sans connaître le statut le plus récent du projet.
Les départements qui étaient très liés entre eux communiquaient activement, alors ils ne rencontraient aucun problème, mais cela dépendait uniquement de l’aisance de certains membres à s’exprimer. Par exemple, quand nous nous réunissions pour examiner la manière dont chaque niveau du jeu est constitué, il pouvait arriver que la vision convenue par l’artiste et le game designer diffère à cause du travail fourni par un autre département. A ces moments-là, il était clair que l’information n’avait pas été bien transmise.
Ce n’était pas la première fois que nous devions créer des graphismes en 3D, c’est-à-dire que l’on peut voir sous tous les angles afin qu’ils soient adaptés à chaque situation. Pendant le développement, la règle tacite était de tout créer jusque dans le moindre détail. Cela dit, en arrivant sur les consoles actuelles, le potentiel est tellement gigantesque que le travail requis pour chaque élément devenait énorme. En fin de compte, certains membres de l’équipe travaillaient d’arrache-pied pour créer des graphismes extrêmement détaillés, mais qui finalement n’apparaissent à l’écran qu’une poignée de secondes.


Les développeurs étaient inquiets de la réception des combats auprès des joueurs.

5. Les tests des joueurs occidentaux sont arrivés trop tard.
Avant même l’arrivée de la génération actuelle de consoles, il était clair que le marché occidental du jeu vidéo était en plein élan. Nous ne pouvions pas l’ignorer. A cette époque, nous avions le sentiment que le RPG japonais était sous le feu des critiques, qui reprochaient en particularité la linéarité et les combats au tour par tour. L’équipe en était parfaitement consciente, à tel point que nous nous demandions si les RPG japonais allaient continuer à être bien accueillis en dehors du Japon. Comme Final Fantasy XIII devait être un succès mondial, nous ne pouvions fermer les yeux sur cette question. Nous avions peur que cela affecte l’avenir de la série.
A la même époque, nous nous sommes essayés aux méthodes de développement occidentales. Nous réfléchissions à organiser des réunions de consommateurs, chose à laquelle nous n’avions pas beaucoup eu recours auparavant. Square Enix a finalement décidé d’organiser de telles réunions au niveau mondial pour certains de ses titres, y compris Final Fantasy XIII. Malheureusement, le développement était déjà bien avancé. Il aurait été trop tard pour intégrer les réactions des joueurs. Pourtant, nous étions tout à fait disposés à saisir cette chance, car c’était l’occasion rêvée de faire tester le jeu à des joueurs occidentaux avant la sortie pour connaître leur réaction.
Il y a eu quelques petits accrocs car nous n’avons pas eu assez de temps pour préparer ces réunions de consommateurs, mais nous avons réussi à faire tester le jeu et recueillir les réactions des joueurs. Même s’il était trop tard pour concrétiser ces réactions, la plupart des membres de l’équipe ont trouvé l’expérience utile car ils ont pu comprendre les attentes des joueurs occidentaux. Nous avons quand même réfléchi à ces changements, mais à cause de la communication limitée, les instructions n’étaient pas bien transmises aux développeurs. Certains voulaient accommoder notre programme déjà serré pour forcer l’ajout de ces modifications, ce qui a provoqué des conflits.


Ce qui a marché

A cause du manque de vision partagée, de la dépendance au moteur de développement et du choix d’organisation de l’équipe, le projet a connu des moments difficiles. Cependant, nous avons pu corriger ces problèmes et repartir sur de bonnes bases grâce aux points qui vont suivre.

1. La concrétisation de notre vision grâce à la démo.
Alors même que le développement était bien avancé, nous étions encore partagés au sujet d’éléments essentiels, et ce à cause des raisons mentionnées précédemment.
Ce qui nous a permis de mettre un terme à ces conflits en apparence interminables fut le développement de la démo de Final Fantasy XIII, qui était proposée avec le Blu-ray japonais du film Final Fantasy VII Advent Children Complete. Nous n’avions pas prévu de faire une démo dans notre programme original, alors nous avons dû ajuster les délais pour l’y faire rentrer. Mais même si la démo s’est plus ou moins imposée dans le programme, sa mise au point était le tremplin qu’il nous fallait. Maintenant que nous avions une version tangible et jouable du jeu, les débats ont quitté le domaine de la théorie pour entrer dans celui de la pratique. Non seulement la démo a unifié la vision et la compréhension du projet dans toute l’équipe, mais elle a permis à chacun de vérifier précisément comment ce qu’ils avaient conçu fonctionnait au sein même du jeu. Lors de notre compte-rendu interne suite à la sortie, beaucoup de membres de l’équipe ont remarqué que c’est la démo qui leur a finalement permis de comprendre la vraie nature de Final Fantasy XIII.
La coupe verticale est un procédé très courant dans les équipes de développement occidentales, mais nous n’avions jamais opéré une telle méthode avec nos équipes, sauf quand les dirigeants de la société nous l’imposaient. Je réalise maintenant que la démo a joué le rôle de coupe verticale pour nous et que son utilité a été de premier ordre pour chaque membre de l’équipe. Cela nous a donné une vraie leçon sur la manière dont nous considérions le développement d’un jeu vidéo.


La première démo jouable, achevée en décembre 2008 et sortie en avril 2009.

2. La clarification des procédés grâce au développement de la démo.
La démo nous a donné l’occasion de réunir des données qui étaient auparavant développées chacune dans leur coin. Cela nous a permis de clarifier de nombreux éléments et d’accélérer l’évaluation des caractéristiques, qui n’étaient pas encore fixées.
Au lieu de créer certains éléments jusque dans le moindre détail pour qu’ils apparaissent bien sous tous les angles, l’équipe a pu juger du travail vraiment nécessaire pour chaque partie du projet car ils savaient comment ces éléments allaient être utilisés. Elle a ainsi pu évaluer les priorités plus facilement, ce qui a amélioré la productivité. Cette meilleure compréhension de la charge de travail nous a également permis d’établir des programmes plus efficaces ; le nouveau calendrier l’était tellement que nous n’avons jamais dépassé les dates limites.

3. La création du poste de responsable des lieux.
Alors que notre programme était déjà fixé, nous nous sommes rendu compte que nous n’arrivions plus à partager correctement les informations avec notre fonctionnement traditionnel. Pour résoudre ce problème, nous avons créé un poste totalement nouveau pour nous : celui de responsable des lieux, qui serait en charge d’une zone précise du jeu pour superviser les cinématiques autant que le placement des combats. D’une certaine manière, c’était un rôle comparable à celui du créateur des niveaux. Non seulement cela a amélioré la communication pour chaque lieu, mais les personnes à qui nous avons confié ces postes ont pu affûter leurs compétences en vue de futurs projets. Cela dit, le processus reposait grandement sur les compétences de ces responsables, alors la qualité n’était pas uniforme en fin de compte. De plus, comme ces responsables n’avaient pas de vraie autorité, ils étaient parfois ennuyés car ils ne pouvaient pas prendre d’initiatives. Malgré tout, il n’y a aucun doute sur le fait que la création de ce poste a été bénéfique au projet.


Chaque environnement du jeu disposait de son propre responsable.

4. La résolution du dilemme du moteur commun.
Le problème du moteur commun menaçait l’avancée de tous les projets qui devaient l’employer, alors nous avons finalement décidé que les besoins du titre phare, Final Fantasy XIII, étaient prioritaires.
Une fois cette décision prise, les équipes du jeu et du moteur ont pu travailler ensemble, ce qui a beaucoup facilité la finalisation des caractéristiques du côté de l’équipe du jeu. Le moteur central du jeu était terminé à environ 70% quand le développement des outils a vraiment gagné en vitesse.

5. La définition des éléments à polir en priorité grâce aux réunions de consommateurs.
Grâce aux réunions de consommateurs mentionnées dans la section consacrée à ce qui n’a pas marché, nous avons découvert que, contrairement à ce que nous pensions, le jeu était très bien reçu par les joueurs occidentaux. Autant les joueurs japonais qu’occidentaux plaçaient en effet un grand intérêt dans l’histoire et les combats, ce qui signifie que le style choisi dans Final Fantasy XIII était bel et bien accepté. Cela nous a redonné confiance dans le potentiel du jeu en dehors du Japon. Grâce aux informations recueillies suite à ces tests auprès de vrais joueurs, l’équipe de développement était de plus en plus encouragée à modifier le jeu. Jusque-là, le développement était basé uniquement sur notre propre vision de ce qui était ou serait acceptable.
Comme nous avons remarqué que les joueurs occidentaux étaient très attachés aux sensations sur le vif lors des combats, les réactions que nous avons reçues au sujet du système de combat ont été transmises à l’équipe pour qu’elle le polisse. Nous avons fait de notre mieux pour les intégrer dans le produit fini.
Nous avons énormément appris lors de ces réunions. En fin de compte, une grande partie de l’équipe a pensé que c’était utile, même si tout ne s’était pas déroulé parfaitement. Cela nous a conduit à réfléchir sur la manière dont nous pourrions nous en servir pour de futurs projets.


Qu’est-ce qui a changé le projet ?

Quand je repense au développement, je remarque que plusieurs problèmes nous ont vraiment mis des bâtons dans les roues. Les informations n’étaient pas bien transmises. La communication manquait. Les caractéristiques n’étaient pas claires. Le concept non plus. Une solution évidente était d’organiser des réunions, de discuter de la progression, d’uniformiser la charge de travail, de clarifier la composition de l’équipe et les communications entre elles, et de documenter absolument tout. Mais ces réponses auraient-elles été suffisantes pour régler tous les problèmes ? Peut-être temporairement, mais cela n’aurait pas résolu les plus fondamentaux d’entre eux.


Comme ce vestige de Pulse, le projet est longtemps resté figé.

Régler le problème du moteur commun et mettre en place des responsables des lieux était bien sûr un atout, mais ce qui a le plus aidé le projet à avancer, c’est l’arrivée d’une version à laquelle nous pouvions jouer. Même si ce n’était qu’une petite partie du jeu, nous avons pu créer quelque chose d’aussi rôdé que le produit fini et c’est cela qui nous a permis d’outrepasser les difficultés de communication des concepts et des théories auxquelles nous pensions. Les développeurs pouvaient enfin débattre autour d’un contenu présent sur un disque. Non seulement il était plus facile de trouver un terrain d’entente pendant les réunions, mais tout le monde partageait l’objectif que devait atteindre le jeu. C’était un peu tard dans le développement, mais j’ai parfaitement compris l’importance de la coupe verticale dans un tel projet. J’avais tort de croire que les développeurs occidentaux faisaient quelque chose d’inhabituel, car ils obéissent simplement au sens commun. Si nous avions compris cela plus tôt, la plupart des problèmes que nous avons rencontrés auraient été résolus beaucoup plus vite.


L’avenir de la fantasy

Final Fantasy XIII a triomphé de nombreux obstacles lors de sa mise au point. Suite à la démo jouable, le développement est devenu très fluide, surtout lors de la dernière année du projet. Nous avons pu gagner beaucoup de temps lors de la création des versions localisées une fois la version japonaise terminée. Les émotions que communiquent les personnages, les graphismes en haute définition, les décors magnifiques, le système de combat nerveux et l’histoire captivante ont été très bien accueillis dans le monde entier. Les chiffres de vente au Japon et à l’étranger sont à peu près égaux. Aux dernières nouvelles, nous avons distribué plus de 5,8 millions d’exemplaires dans le monde, autrement dit une vraie réussite.


Quel sera le prochain projet des développeurs ? Pourquoi pas une suite ?

La conclusion de cette autopsie est très simple. J’ai appris que nous devons d’abord créer une version tangible et jouable pour partager le concept du jeu et confirmer les caractéristiques. Cela permet de créer un environnement dans lequel des décisions précises peuvent être prises. C’est à ce moment-là que l’on peut se lancer dans la conception de toutes les données. Jusque-là, notre approche était la « méthode Square Enix » classique, basée sur les compétences personnelles. Nous essayons désormais d’intégrer le plus possible le style de développement des studios occidentaux.

A l’avenir, les équipes de développement de Final Fantasy utiliseront une approche concrète qui saura se montrer efficace, afin de continuer à produire des histoires nouvelles et excitantes pour le monde entier.


Motomu Toriyama est le réalisateur et scénariste de Final Fantasy XIII. Auparavant, il était réalisateur des cinématiques sur Final Fantasy X et réalisateur en chef sur Final Fantasy X-2. Akihiko Maeda appartient au service de gestion des investissements, après avoir travaillé en tant que planificateur sur Final Fantasy IX et Crisis Core.

Cette page est une traduction de l’article « Postmortem: Final Fantasy XIII » publié dans le magazine américain Game Developer d’octobre 2010.