Test : Final Fantasy Tactics: The Ivalice Chronicles

Au moment de lancer Final Fantasy Tactics: The Ivalice Chronicles, je prévoyais de ne le tester que quelques heures, le temps d’évaluer l’ampleur des nouveautés de cette refonte. Puis je me suis laissé emporter, et voilà que, dans ma lancée, je l’ai terminé. Après tout, entrer dans un jeu de Yasumi Matsuno et son équipe n’est jamais un acte anodin. Quand bien même leurs œuvres dépeignent des univers sinistres, en proie aux plus vils travers humains, il y a en eux une sorte d’élégance intrinsèque, de cohérence sobre où tout a été imaginé avec le plus grand soin, avec un goût communicatif pour l’histoire et la géographie fictionnelles. Tout le monde parle aujourd’hui volontiers de lore, avec l’idée qu’il faudrait que chaque recoin d’un univers ait sa longue justification textuelle, ce en quoi FFXIV est un remarquable exemple. Mais Tactics, sans doute en partie du fait des considérations techniques de la première PlayStation, sait rester économique, préférant suggérer sa richesse plutôt qu’amplement l’étaler – et cela est tout à fait rafraîchissant. Alors voilà, je me suis laissé emporter.

Le jeu a été testé sur PlayStation 5 à partir d’un code fourni par Square Enix. Cet article ne comporte aucun spoiler et aborde seulement les thématiques générales de l’histoire.

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Narration de guerres médiévalisantes, complots les plus sordides, influences bibliques, intérêt manifeste pour les pages sombres et les secrets derrière les légendes… De toute évidence, Yasumi Matsuno est fasciné par l’histoire (celle avec un grand H), voire plus spécifiquement par l’écriture de l’histoire – par les légendes qu’elle égraine et les zones d’ombre que tout esprit curieux rêve de combler, de préférence avec de beaux symboles. Pour y parvenir, Final Fantasy Tactics entremêle les destins des « grands de ce monde » avec ceux de petits acteurs oubliés par le temps avec le désir de souligner que les chroniques officielles ne sont jamais réellement objectives. C’est le pouvoir des œuvres de fiction que de réparer ces injustices, pour que le mal ne triomphe jamais totalement.

Derrière les nombreux rebondissements dramatiques, il y a donc une note d’espoir, une incitation à se dresser contre les rouages décrépits du monde ancien. Près de trente ans après la sortie initiale de Tactics, cette notion reste parfaitement d’actualité. Matsuno lui-même est conscient du potentiel profondément politique de son scénario, qui lui avait alors été inspiré par le climat de morosité du Japon en crise des années 1990. Ainsi affirme-t-il aujourd’hui que cette histoire a une résonance particulière en cette année 2025, « à une époque où les inégalités et les divisions sont toujours profondément inscrites dans notre société ». Et d’évoquer directement la lutte des classes, celle-là même que l’élite veut croire désormais inopérante, tout en sachant qu’elle l’a de toute façon gagnée.

Pour mieux appuyer son argument, Matsuno dépeint dans Final Fantasy Tactics un monde crépusculaire qui, à peine remis d’une longue guerre, s’apprête à sombrer dans un nouveau conflit meurtrier. Un conflit qui n’est rien de plus que la conséquence du cynisme des puissants, car la bassesse d’un monde se juge à l’état de déliquescence de ses classes supérieures. Alors pas de chichis : dans Tactics, toutes les élites – politiques, militaires ou religieuses – sont profondément corrompues, adeptes des pires trahisons, avides d’un pouvoir leur promettant de remodeler le monde selon leurs envies égoïstes. Toutes se croient légitimes par l’effet d’une sorte d’autorité supérieure, jamais par le bénéfice pratique de l’héritage ou par les manipulations perverses. Dans ce monde de fantasy, l’ivresse démesurée de la domination conduit les hommes les plus immoraux à se transformer en monstres – littéralement. Le jeu montre ces ambitions dans tout ce qu’elles ont de pitoyable, tant elles les vouent inexorablement à la déchéance.

D’où peut venir, alors, cette note d’espoir ? Pas automatiquement d’en bas, car le ressentiment est lui aussi une force dangereuse, et le destin de Delita, jusqu’au bout ambigu, en est la meilleure illustration. Ramza comprend à son insu que ce n’est pas l’honnêteté qui anime les jeux de pouvoir. Pourtant, ayant de par ses origines un pied dans les deux mondes, il résiste à ces tensions en menant sa lutte avec un degré de moralité nettement plus élevé. Une denrée rare, car il faut beaucoup d’abnégation pour résister au poids du cynisme de ceux qui ont tôt fait de réduire les nobles idéaux à des mièvreries. Ramza invite le joueur à se saisir d’un tel courage pour rejeter les manœuvres de l’oligarchie ainsi que de ceux qui espèrent la supplanter avec les mêmes armes. Le combat est inévitable, mais n’est jamais une fin en soi. Quelques années plus tard, Final Fantasy XII explorera lui aussi cette thématique, avec un nerf de la guerre identique : des pierres trop puissantes pour être confiées aux humains faillibles.

Certes, le récit de Final Fantasy Tactics est si expansif qu’il n’est pas exempt de défauts formels. D’une bataille à l’autre, il lui arrive de marteler à l’excès ses grandes idées à travers les tirades des différents protagonistes. Répétitifs, les nouveaux dialogues écrits par Yasumi Matsuno afin d’ajouter de la densité aux longs combats semblent parfois entraver inutilement le rythme de jeu. Mais il faut bien admettre que, lorsque les circonstances s’y prêtent, il y a des répliques fort bien envoyées. Sans enrichir absolument l’histoire dans son ensemble, The Ivalice Chronicles comble un manquement du titre d’origine en offrant de nouvelles lignes aux personnages du scénario, qu’il convient donc plus que jamais d’ajouter à ses unités lors des batailles importantes. Le doublage intégral confère qui plus est un surplus de vie appréciable, le délicieux accent britannique des comédiens et comédiennes s’accordant à merveille à l’univers d’Ivalice.

Si l’aventure demeure malgré tout des plus appréciables, c’est parce que cette réédition est la première à proposer une traduction française intégrale, signée Ève Chauviré avec Stéphane Grenier, Geneviève Marier Howard, Quentin Sautreau et Alice Scheer. Un privilège d’autant plus inestimable qu’elle a été réalisée à partir du texte japonais original, sans l’interférence équivoque de l’anglais, qui plus est en deux variantes afin de coller aux textes légèrement divergents des versions classique et optimale. En ces temps crépusculaires pour la traduction humaine – la seule qui sera jamais à même de retranscrire dignement les œuvres de l’esprit –, la qualité exceptionnelle de la prose française de Final Fantasy Tactics est un trésor à chérir.

Il est vrai que The Ivalice Chronicles fait l’impasse sur les ajouts de l’édition The War of the Lions, et que la justification fournie par les développeurs était fort maladroite. Tout juste peut-on en admirer les très belles cinématiques crayonnées dans le menu principal. On se console en admettant que le Tactics initial était déjà un jeu abouti, et plus encore en se plongeant pour la toute première fois dans les quatre « histoires dont vous êtes le héros » jusque-là réservées aux joueurs japonais. Certaines des missions secondaires accessibles dans les tavernes permettent en effet d’acquérir diverses pièces de collection, dont des livres qu’il est ensuite possible de lire dans le menu principal. De genres variés et parfois surprenants, en décalage certain avec la gravité du jeu principal, ces mini-jeux narratifs à embranchements sont une curiosité qui, tout comme Radical Dreamers dans la remasterisation de Chrono Cross, donne à revivre le bouillonnement créatif du Square du milieu des années 1990.

Redécouvrir Final Fantasy Tactics dans cette version dite « optimale » est en tout cas un plaisir évident, tant les efforts consacrés à l’amélioration générale de l’ergonomie et de la fluidité des commandes rendent l’expérience agréable. Pléthore de petits ajouts pratiques sur la mappemonde, dans les menus et pendant les combats facilitent grandement la vie et rendent la progression moins laborieuse. À cela s’ajoute une option de difficulté plus accessible, qui n’exempte pas de séances de montée en niveau ou de préparation minutieuse de ses troupes, mais qui aide à surmonter plus aisément les batailles corsées. Mais puisque nous sommes « seulement » devant une remasterisation, quelques désagréments d’époque demeurent, dont un équilibrage des classes douteux, des moments et des mécaniques inutilement punitifs, la limite frustrante des cinq personnages par combat et des soucis de visibilité importants sur les cartes à la verticalité prononcée. Encore précurseur dans son genre, Tactics ne pouvait pas prétendre aux bénéfices de ses successeurs directs ou spirituels.

S’il est, en revanche, une donnée d’époque dont j’aurais souhaité une modernisation, c’est bien la musique. Alors que les équipes de Final Fantasy XII The Zodiac Age et Tactics Ogre Reborn avaient saisi cette opportunité pour offrir aux bandes originales d’époque une nouvelle robe entièrement orchestrée, celle de The Ivalice Chronicles a laissé passer sa chance sous le prétexte fumeux du respect de l’expérience originale. Quel gâchis ! Comprenons-nous bien : la partition d’époque de Hitoshi Sakimoto et Masaharu Iwata n’a rien d’infamant, bien au contraire – les airs les plus enjoués comme les moments les plus ténébreux jouent un rôle fondamental dans l’ambiance saisissante du jeu. Mais leur écriture symphonique se prêtait si certainement à une réorchestration qu’il est affligeant de concevoir que ce ne fut pas l’une des priorités de ce projet, ne serait-ce que sous la forme d’un choix entre la bande-son d’époque et une version moderne. Après le fiasco de FFXVI, c’est à se demander si le département de Naoki Yoshida n’est pas tout simplement allergique à la beauté des vrais instruments.

Qui plus est, une musique orchestrée aurait un peu aidé à faire passer la pilule d’un jeu dont le prix de lancement de 60 € est assez rédhibitoire pour ce qui est une remasterisation, quand bien même le travail de reconstitution est superbement accompli. Il n’est, à ce titre, pas certain que la version classique soit réellement indispensable, bien que sa présence soit sûrement utile pour les plus grands puristes parmi nous. Dans sa version optimale qui se suffit amplement à elle-même, Final Fantasy Tactics: The Ivalice Chronicles est une incarnation modernisée tout à fait fidèle et accueillante de ce titre de l’âge d’or de Square. À défaut de retrouver un jour le monde d’Ivalice dans une nouvelle production, ce qui est malheureusement plus qu’improbable, en découvrir ou redécouvrir l’œuvre fondatrice et son histoire intense est une offre séduisante. D’autant plus en ces temps de résistance nécessaire aux manigances des « élites » cupides et méprisables.