De Versus XIII à FFXV, première partie : la certitude que tout irait bien

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C’est peu dire que Final Fantasy XV a connu une genèse difficile. Le projet, annoncé en 2006 sous le nom désormais abandonné de Final Fantasy Versus XIII, resta pendant dix ans en toile de fond de Square Enix, victime de ses propres crises et des crises qui l’entouraient, alors que l’éditeur faisait face à ses plus graves difficultés technologiques depuis sa fondation. La sortie de FFXV met un terme à des problèmes ouverts il y a plus d’une décennie.

Que s’est-il réellement passé ? Pourquoi le jeu a-t-il mis si longtemps à se concrétiser ? Certains voudraient donner des raisons simples et sans recul. Mais c’est en réalité une histoire longue et compliquée, dont les racines remontent très loin. Dans cet article, qui sera publié en plusieurs parties du fait de la densité du sujet, je vous propose de remonter le fil des événements qui ont fait de ce jeu le plus maudit de l’histoire de Square Enix.

 

1. La fin de l’artisanat

Aux origines, et jusqu’à l’époque de la PlayStation 2, le fonctionnement de Square était bien différent d’aujourd’hui. Les productions de l’éditeur étaient quasiment faites sur mesure, chaque nouveau jeu disposant de sa propre base technologique. Pendant longtemps, Square faisait de cette méthode un sujet de fierté ; reprendre une technologie conçue par d’autres aurait été une terrible blessure pour l’amour propre de ses concepteurs. Pour dominer la concurrence, il ne fallait surtout pas se laisser enfermer dans des contraintes techniques fixées ailleurs. Cette concurrence était même interne chez Square, héritage de l’époque de la Super NES où les différentes équipes au travail sur Final Fantasy, Secret of Mana, Romancing SaGa et autres se défiaient et s’épiaient en permanence, le plus amicalement du monde bien sûr. Chaque petit groupe tentait d’épater ses collègues avec des trouvailles technologiques repoussant les limites de la console 16-bit de Nintendo.
Quand bien même l’éditeur avait commencé à s’entourer de nombreux partenaires externes au temps de la première PlayStation, l’illusion qu’ils faisaient leurs jeux d’une manière totalement artisanale perdurait. Et n’était pas complètement fausse pour autant. La partie technique était effectivement taillée selon les besoins des créatifs : les réalisateurs, artistes et planificateurs. Ainsi, pour transformer le fruit de leur imagination en jeux vidéo, chaque projet disposait de programmeurs clés, des maîtres en leur genre qui mettaient au point leurs propres outils et qui étaient les seuls à les comprendre et à savoir les utiliser. Ils poussaient le vice jusqu’à les abandonner le plus souvent une fois le projet mené à bien, sans les inclure dans une bibliothèque globale dans laquelle d’autres programmeurs de la société pourraient puiser. Là encore, c’était une question de fierté.

Secret of Mana, Final Fantasy VI et Romancing SaGa 3, trois exemples parmi tant d’autres du savoir-faire technique implacable de Square à l’époque de la Super Nintendo.

La version japonaise originale était l’unique mètre étalon et, pendant de nombreuses années, Square ne chercha même pas à inclure les besoins des versions localisées dans le processus de développement initial. C’est la raison pour laquelle, à l’époque de la PS1 et de la PS2 notamment, un Final Fantasy mettait jusqu’à un an avant de sortir en Europe. Le jeu devait d’abord être intégralement terminé, avant d’être littéralement reprogrammé dans chaque langue européenne, une par une. Certains textes étaient incrustés dans des fichiers images et devaient être changés manuellement par les graphistes pour chaque langue. La version française ne contenait ainsi que le français, la version italienne que l’italien, et ainsi de suite. Du sur mesure jusqu’au bout. Mais la charge de travail nécessaire pour ces localisations avait un effet négatif : les équipes de développement, qui étaient parfois déjà passées à leur projet suivant, n’avaient tout simplement plus le temps de s’occuper des versions localisées du titre précédent. Ainsi de nombreux jeux ne sortirent tout simplement jamais en Europe. D’autres équipes profitaient du temps supplémentaire qui leur était offert pour compléter leur jeu, donnant par exemple naissance aux fameuses versions « International » des Final Fantasy.

L’interface PlayOnline fut lancée en 2002 pour accompagner Final Fantasy XI.

Dans cet environnement de travail, qui semble totalement dépassé aujourd’hui, la question de la pérennisation des technologies était totalement absente. Pourtant, la toute première expérience de centralisation des efforts de la société remonte à l’an 2000, quand Square débuta la conception de son service de jeu en ligne PlayOnline, qui allait notamment servir de plateforme à Final Fantasy XI. Une expérience des plus avant-gardistes, alors que le Japon s’aventurait à peine sur les terres du jeu en ligne, surtout sur consoles ; la PlayStation 2 à ce moment-là. Toutes les équipes de développement furent mises à contribution pour alimenter le portail en contenu, même s’il ne s’agissait encore que d’une simple interface commune. Ultérieurement, FFXI fut le premier épisode de la série à adopter un nouveau système pour la localisation de ses textes, rompant ainsi avec la tradition et forçant les développeurs à modifier leurs habitudes. En tant que jeu en ligne disposant de mises à jour régulières, il n’avait pas tellement d’autre choix : les textes devaient être livrés simultanément dans plusieurs langues.

Et si les outils étaient en fait mis en commun à l’échelle de l’entreprise ? La folle idée germa dans l’esprit du programmeur Taku Murata, en 2004, alors qu’il supervisait les ingénieurs au travail sur Final Fantasy XII. La rumeur de l’arrivée des consoles de nouvelle génération commençait alors à bruisser et, pour Murata, il était d’ores et déjà évident qu’elles allaient entraîner une démultiplication des efforts nécessaires pour créer un jeu. Il se doutait que les méthodes de travail employées à l’époque n’allaient plus suffire pour rester dans la course, ne serait-ce que technologiquement parlant. Pour lui, il était temps de créer une équipe spécialisée. Depuis son arrivée chez Square, Murata n’avait cessé de chercher des moyens capables de faciliter le travail des programmeurs : dès 1996, pour Final Fantasy Tactics, il fit concevoir des outils de prévisualisation des graphismes en 3D. Sur Final Fantasy XII, de nouveaux outils permettaient même de prévisualiser chaque élément directement sur un écran de télévision (encore cathodique à l’époque). C’est que les programmeurs étaient si peu nombreux qu’il était de bon ton de les chouchouter. Même sur un titre aussi majeur que FFXII, ils ne représentaient que 10% de la main-d’œuvre. Plus de deux tiers du personnel était en réalité des artistes, planificateurs et animateurs.

Taku Murata présenta son travail sur les outils de Final Fantasy XII lors de la Game Developers Conference en 2007. À ce moment, le développement du moteur de nouvelle génération de Square Enix avait d’ores et déjà commencé.

Ayant réussi à convaincre sa hiérarchie de la validité de sa démarche, Taku Murata prit en 2005 la tête d’un département de technologie qui avait pour vocation de faire communiquer les programmeurs de Square Enix entre eux, en anticipation de l’arrivée des nouvelles consoles ; c’est précisément en 2005 que furent annoncées la Xbox 360 et la PlayStation 3. Heureux hasard : pour assurer le spectacle lors de la révélation de sa console à l’E3, Sony commanda à Square Enix une vidéo de démonstration technologique. L’équipe de Final Fantasy XIII, qui était alors en train de préparer le jeu sur PS2 avec ses méthodes habituelles, gela le projet pendant quelques mois et, pour marquer les esprits, se lança dans une reproduction en temps réel sur PS3 de la séquence d’introduction de FFVII. Ayant tâté de la nouvelle console et compris les possibilités qu’elle leur ouvrait, les développeurs prirent la décision courageuse d’abandonner tout ce qu’ils préparaient depuis l’année précédente sur PS2 et de reprendre la conception de FFXIII de zéro sur PlayStation 3. Sur leur lancée, ils conçurent un spectaculaire prototype, qu’ils prévoyaient de dévoiler avec fierté lors de l’E3 suivant, en 2006. Avec d’autant plus de fierté qu’ils allaient surprendre le monde en présentant un projet plus ambitieux qu’un simple nouveau jeu.

 

2. L’erreur originelle

Forts de la nouvelle politique de développement dite « polymorphique » inaugurée par Square Enix avec la Compilation of Final Fantasy VII qui battait alors son plein, les acteurs de FFXIII avaient commencé à envisager dès 2003 la création d’une compilation de projets autour de ce treizième numéro. En plus de l’épisode principal, qui était conçu par l’équipe de FFX et X-2 dirigée par Motomu Toriyama, Tetsuya Nomura posa le premier concept de ce qui allait devenir Final Fantasy Versus XIII ; le nouveau venu Hajime Tabata y ajouta plus tard Final Fantasy Agito XIII pour téléphones portables. Mais Nomura et son équipe travaillaient encore activement sur Kingdom Hearts II, qui n’allait pas sortir avant décembre 2005 au Japon. Ainsi, après avoir été brièvement envisagé sur PlayStation 2, le projet Versus XIII fut rapidement considéré comme le premier titre de la compilation pouvant être potentiellement développé sur PS3.

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Des trois jeux annoncés en 2006, seul le premier est finalement sorti sous son nom initial. Si le destin d’Agito XIII vous intrigue, consultez cet autre article.

Le principe de ces projets allait être inédit dans l’histoire de la série, puisque les différents jeux n’allaient pas être liés par le même univers ou les mêmes personnages, mais par une mythologie fondatrice nommée Fabula Nova Crystallis, écrite par Kazushige Nojima. Final Fantasy XIII, Versus XIII et Agito XIII ne seraient donc pas des suites les uns des autres, mais de libres interprétations d’une légende commune. Cette démarche ambitieuse se plaçait dans le prolongement du développement des Final Fantasy du VII au X, dans lesquels la construction de l’univers sous-jacent était devenue de plus en plus approfondie.
En termes de technologie, tout s’imbriqua lorsque FFXIII fut lui aussi transféré sur PS3. Le département créé par Taku Murata tenait là le point de départ de ce qui allait devenir le tout premier projet de moteur commun de Square Enix, un intergiciel (ou middleware) capable d’alimenter ces deux jeux, FFXIII et Versus XIII, ainsi que toute autre production future. Les premiers concepts du moteur furent posés à l’été 2005 sous le nom de code White Engine ; le blanc étant la couleur choisie par les développeurs de FFXIII pour définir leur projet.

Shinji Hashimoto (producteur) et Tetsuya Nomura (réalisateur) le jour de l’annonce à l’E3 2006. Sur scène, Nomura expliqua : « Je regrette de ne pas avoir d’extraits du jeu en lui-même à vous présenter aujourd’hui, mais je vous invite à imaginer ce dont sont capables les équipes d’Advent Children et Kingdom Hearts lorsqu’elles unissent leurs forces. […] Nous avons décidé d’inclure des éléments d’action extrêmes dans le jeu. Il se déroulera dans un environnement moderne et comprendra des personnages sensibles et réalistes ainsi qu’une histoire dont la thématique centrale sera celle des liens affectifs. »

Dans un élan de fierté dont on mesure aujourd’hui l’immense imprudence, Square Enix annonça les trois jeux de la compilation Fabula Nova Crystallis et le moteur White Engine à l’E3, en mai 2006, alors qu’aucun de ces projets n’était encore entré en développement. La première vidéo de Final Fantasy XIII n’était en réalité qu’un prototype non jouable, tandis que Final Fantasy Versus XIII était présenté uniquement par le biais d’une courte cinématique en images de synthèse précalculées, dont Tetsuya Nomura avoua qu’elle avait été préparée à toute vitesse pour le salon américain. Cela n’empêchait en rien Nomura ainsi que son collègue Motomu Toriyama de s’émerveiller des possibilités ouvertes par la PlayStation 3 (il n’était pas encore question de portages sur Xbox 360 à l’époque) et de promettre monts et merveilles aux joueurs. Il fallait évidemment occuper l’espace car, en interne, les choses s’annonçaient beaucoup moins bien.
En effet, c’est seulement en septembre 2006, cinq mois après l’annonce des jeux, que Square Enix fonda l’équipe de recherche et de développement consacrée à la conception du moteur. Le nom de code White Engine céda sa place au nom définitif de Crystal Tools. Leur objectif était désormais clair : ils allaient développer un middleware aux interfaces intuitives, disposant de moteurs graphiques et physiques ainsi que de bibliothèques d’animations et d’effets visuels et sonores à destination des équipes des jeux. Afin de préserver la tradition de Square Enix, il était d’ores et déjà prévu de faire en sorte que le moteur soit personnalisé pour chaque projet, afin de répondre aux besoins du jeu. Il servirait de base sur laquelle d’autres outils et logiciels pourraient être greffés. Beaucoup de travail en prévision, mais les jeux étaient déjà annoncés ; c’était une course contre-la-montre.

Extraits de la première cinématique de Final Fantasy Versus XIII, dévoilée en 2006. Elle était issue du travail de Takeshi Nozue, coréalisateur d’Advent Children, qui est l’un des rares créateurs ayant suivi l’intégralité du projet jusqu’à la sortie de FFXV.

En novembre 2006, au hasard d’une interview, Tetsuya Nomura fut contraint d’admettre que l’équipe de Final Fantasy Versus XIII (qui était libre depuis la sortie de Kingdom Hearts II en Europe quelques mois plus tôt et en préparait désormais une version Final Mix) n’avait pas encore créé le moindre graphisme en temps réel ni mécanique concrète de combat, car le moteur n’était tout simplement pas encore prêt. Il était d’autant moins prêt que l’équipe de Crystal Tools avait promis à Nomura une version spéciale, capable de donner vie à ses ambitions. Le créateur rêvait déjà d’un jeu riche en action frénétique, dans lequel les combats changent de situation en un clin d’œil. Le joueur serait par exemple capable de sortir et entrer des bâtiments au cours d’une même bataille, et ce sans aucun temps de chargement.

Ce qui posait problème à Versus XIII affectait naturellement Final Fantasy XIII également. Alors que le moteur était en pleine préparation, FFXIII était en phase de préproduction forcée, avec une équipe réduite qui tentait tant bien que mal d’avancer, faute de caractéristiques définitives à partir desquelles travailler. Alors que les équipes internes de Square Enix tentaient de concilier les exigences des différents projets qui allaient se servir de Crystal Tools, elles comprirent finalement que l’espoir de disposer en même temps de ces fameux outils de développement commun était vain et mettait en péril les délais de livraison de tous les jeux. Cette triste évidence força l’éditeur à désigner un projet prioritaire, et celui-ci fut naturellement FFXIII. L’équipe de Crystal Tools acheva la version 1.0 du moteur en septembre 2007, puis se lança immédiatement dans la personnalisation des données pour FFXIII.

Premières images de FFXIII à l’E3 2006, et images de la démo jouable de 2009.

Conséquence naturelle de cette avancée cruciale : FFXIII entra en phase de développement intensif en octobre 2007, l’équipe gonflant au point d’atteindre plus de 200 personnes en interne, jusqu’à l’étape décisive de la version alpha à l’été 2008. Contrainte supplémentaire, le jeu fut repoussé d’environ un an pour assurer la conception de la version Xbox 360, qui n’était pas prévue au départ. Mais Square Enix s’était engagé auprès de Microsoft à la sortir en même temps que sur PS3 en Amérique et en Europe. Ce délai supplémentaire permit néanmoins aux créateurs de livrer une démo jouable sur PS3, de procéder à divers ajustements suite aux réactions des joueurs, et de se lancer en avance dans la préparation des versions localisées. Pour la première fois dans la série, la localisation était déjà bien entamée avant la sortie japonaise.

 

3. Premier concept, premier renoncement

Autre conséquence du choix de Square Enix de privilégier FFXIII : Versus XIII, qui attendait déjà un moteur fonctionnel, était condamné à stagner plus longtemps encore, le temps que son projet frère soit mené à bien. Jusqu’en décembre 2008, l’équipe de Crystal Tools se consacrait entièrement à la personnalisation des outils pour FFXIII. En juin 2008, Tetsuya Nomura fut une nouvelle fois contraint d’admettre lors d’une interview que son projet progressait peu. « Nous avançons là où nous sommes capables d’avancer », expliquait-il même, dans un triste aveu d’impuissance. Une partie de son équipe technique était en effet mobilisée sur FFXIII alors que le développement de ce dernier battait son plein, ne laissant sur Versus que la main-d’œuvre la plus élémentaire. Le scénario était en cours d’écriture, quelques programmeurs posaient les bases du système de jeu et l’équipe artistique produisait les illustrations conceptuelles qui seraient un jour transformées en graphismes réels. Square Enix avait dévoilé Versus XIII avec la certitude arrogante que tout irait bien, mais deux ans après la révélation du projet, il n’en était toujours qu’à ses balbutiements, non pour des problèmes d’ordre créatif, mais par manque de technologie à utiliser.

En 2007, Noctis (dont on ignorait encore le nom) apparaissait pour la première fois dans sa voiture. En apparence seulement, l’univers de Final Fantasy Versus XIII restait profondément nocturne.

Ayant changé d’avis depuis l’annonce du projet Fabula Nova Crystallis, la direction de Square Enix suggéra pour la première fois à Tetsuya Nomura de transformer le jeu en un véritable Final Fantasy XV à cette époque-là. Pour eux, il semblait déjà si prometteur qu’il avait tout à fait la carrure d’un épisode numéroté. Mais le créateur était mal à l’aise avec cette idée, non seulement parce que ce changement serait intervenu bien trop tôt après l’annonce du projet sous le nom de Versus, mais aussi parce qu’il le concevait avec l’idée que, n’étant pas un épisode « classique », il allait pouvoir se permettre des choses bien plus transgressives.

Dans sa toute première forme, Final Fantasy Versus XIII était un hybride de jeu de rôle typé action à la Kingdom Hearts et de jeu de rôle classique de l’époque de la première PlayStation. L’exploration aurait ainsi beaucoup rappelé les Final Fantasy du VII au IX, avec une carte du monde à l’ancienne sur laquelle se serait déplacé un Noctis volontairement disproportionné ; la carte aurait donné accès à différentes régions, elles-mêmes subdivisées en petites zones, non plus en 2D imitant la perspective comme sur PS1, mais bien en 3D en vue 3e personne. La présence de la carte globale était destinée à permettre la présence d’un aéronef rappelant lui aussi les épisodes à l’ancienne, et le créateur n’hésita pas à se vanter dans la presse de la taille immense de ce monde. Malgré tout, les combats devaient se dérouler sans aucune transition, directement dans les décors, et c’est bien là que Nomura imaginait un titre en décalage avec les épisodes numérotés : il promettait que le jeu n’hésiterait pas à proposer des éléments d’action extrême. Dans les premières bandes-annonces en images de synthèse, on pouvait même voir Noctis transpercer des ennemis et du sang jaillir de leurs blessures.

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Ce panneau, montré dans le magazine « CLOUD message » publié en décembre 2008, est le seul témoin public du premier choix de game design de Final Fantasy Versus XIII. Il montrait même de rares et précieux aperçus de prototypes très précoces.

Cette organisation générale très compartimentée resta d’actualité jusqu’en 2008, et bien que de taille réduite, l’équipe de développement conçut en interne des prototypes capables d’illustrer le résultat. Bien que ces éléments finirent par changer, les bases de l’histoire, elles, avaient été solidement mises à plat par Tetsuya Nomura. Le concept de « fantasy based on reality » était d’ores et déjà d’actualité, l’univers de Versus XIII s’inspirant notamment de lieux réels tels que Tokyo et Venise. Autre originalité notable par rapport à ce que faisaient habituellement les épisodes numérotés, Nomura décida très vite qu’il voulait raconter le road trip de quatre garçons ; un petit groupe ayant particularité d’inclure le prince Noctis, contraint de quitter son royaume de Lucis à la suite de l’attaque de l’empire ennemi de Nilfheim. Il justifiait alors ce casting très masculin par le fait que les jeunes de cet âge-là traînent le plus souvent entre garçons ou entre filles. Pour lui, il n’y avait aucun autre sous-entendu dans ce choix, et puisqu’il ne s’agissait pas d’un Final Fantasy de la série principale, cette orientation n’entraîna aucun remous particulier chez les joueurs.

Faute de graphismes réels à montrer, l’équipe de Versus XIII révélait petit à petit le monde du jeu à travers de somptueuses bandes-annonces en images de synthèse, créées par Visual Works, le studio spécialisé de Square Enix, et accompagnées d’une musique déjà entièrement orchestrée de Yôko Shimomura. C’est dans ces vidéos savamment distillées, le plus souvent dans des salles de projection privées lors des salons japonais de jeu vidéo, que les différents personnages furent dévoilés. Outre les trois amis de Noctis, jamais nommés à ce moment-là, l’héroïne Stella fut montrée pour la première fois par ce biais en septembre 2007. Les toutes premières images en temps réel, quant à elles, furent finalement montrées en août 2008, révélant la première rencontre entre Noctis et Stella (mais sans aucun doublage). Au fur et à mesure des différents salons, la durée de la scène était prolongée. Les nouveautés étaient rares et distillées au compte-gouttes, tout simplement parce que le projet lui-même avançait peu et était encore dans un état si temporaire que rien ne l’empêchait de connaître des bouleversements. Et c’est précisément ce qui arriva.

Entre 2007 et 2008, Final Fantasy Versus XIII continua à se dévoiler dans des bandes-annonces cinématiques, qui montraient pour la première fois la ville de jour, les trois amis de Noctis, et bien sûr l’héroïne Stella.

En 2009, alors que l’équipe de Versus s’étoffait et retrouvait quelques-uns des membres ayant participé au développement de FFXIII, désormais plus expérimentés et prêts à se lancer pour de bon dans le projet, l’architecture originale fut en fait abandonnée. L’idée de créer un Final Fantasy ressemblant à ceux de la première PlayStation mais avec des graphismes bien plus réalistes ne fonctionnait pas. La présence d’une carte du monde à l’ancienne était particulièrement problématique pour atteindre le degré d’immersion voulu par Nomura. L’équipe remit alors le projet à plat et engagea Versus sur la voie d’un jeu proposant de grandes zones ouvertes à l’échelle 1:1, ressemblant davantage aux épisodes plus récents de la série. L’histoire et le concept général allaient naturellement être conservés, mais le game design allait devoir repartir de zéro, avec notamment la conception d’un nouveau prototype.
Ce chamboulement ne fut pas rendu public avant février 2010, quand Tetsuya Nomura l’évoqua pour la première fois dans un entretien accordé à Famitsu, mais fut tout de même montré sans le dire au Tokyo Game Show de septembre 2009. Comme toujours à cette époque-là, ce type de présentation était réservé aux visiteurs du salon, qui pouvaient y assister dans une salle de protection privée dans laquelle les appareils photos et les caméras étaient naturellement interdits. Les heureux privilégiés purent y découvrir une vidéo montrant notamment Noctis se déplaçant dans une grande plaine peuplée de monstres gigantesques mais sans textures, ou dans la ville d’Altissia, dont la foule était composée de personnages non jouables directement repris de FFXIII. Ces scènes étaient en réalité tirées d’un prototype développé en quelques semaines à peine avant le salon ; prototype qui servait uniquement à tester les technologies mises en œuvre par l’équipe… et dont le contenu n’avait pas même vocation à être conservé dans la version définitive. Il témoignait simplement de la nouvelle orientation réaliste de la carte explorable, que les concepteurs avaient décidé d’emprunter quelques mois plus tôt, et son caractère inachevé était la preuve évidente que le projet était encore loin de se concrétiser. La vidéo offrait même un aperçu de l’alternance entre le jour et la nuit, alors que les développeurs n’avaient pas encore la certitude de réussir à l’intégrer dans le jeu.

En 2009, pour le public qui ne pouvait pas se rendre aux salons japonais, la scène entre Noctis et Stella restait le seul aperçu du moteur de jeu de Versus XIII.

Alors que Square Enix prévoyait initialement de replacer Final Fantasy Versus XIII sur le devant de la scène lors de l’E3 en juin 2010, ce qui était providentiel quelques mois après la sortie de FFXIII, la reprise du développement sur de nouvelles bases repoussa de ce fait le projet toujours plus loin dans le calendrier de l’éditeur. Le jeu fut finalement retiré du programme du salon américain. Square Enix avait de toute façon d’autres titres à présenter lors de celui-ci. L’un d’eux, précisément, s’apprêtait à avoir un impact désastreux sur ses activités : Final Fantasy XIV.

 

4. En attendant, les autres pistes

La situation de blocage autour de Crystal Tools affectait tous les projets de l’éditeur sur PlayStation 3 et Xbox 360, et il ne pouvait pas se permettre d’attendre la sortie de Final Fantasy XIII avant de faire ses premiers pas sur la nouvelle génération de consoles. Ainsi, en attendant la finalisation de Crystal Tools, Square Enix acheta en janvier 2007 une licence du moteur Unreal Engine 3 d’Epic Games avec l’idée de créer un jeu console qui puisse s’adresser en priorité au public occidental, et qui soit (chose encore nouvelle pour eux) multiplateforme. Ainsi naquit The Last Remnant, pour le développement duquel Square Enix assembla une équipe formée de membres ayant travaillé sur ses dernières grandes productions pour PlayStation 2, notamment Final Fantasy XII, Romancing SaGa, Dirge of Cerberus et Front Mission 5. Mais c’était la première fois qu’ils allaient utiliser des outils externes, ce qui était un risque d’autant plus grand que l’Unreal Engine était un middleware américain. Au tout départ, la documentation était exclusivement en anglais, et commençait à peine à être traduite vers le japonais ; la traduction elle-même était parfois confuse à cause d’erreurs et de mauvais choix de terminologie.
Les développeurs, qui étaient habitués à avoir leurs propres outils conçus sur mesure, allaient devoir faire avec les moyens à leur disposition. Le choix d’un moteur préexistant était une idée tout à fait défendable, car il s’agissait d’un bon moyen de se mettre immédiatement au travail sur certains aspects, la mise en scène des cinématiques par exemple. Mais la perpétuation des méthodes de travail de la PS2 faisait que les fameux « programmeurs clés », aussi doués étaient-ils, étaient trop peu nombreux pour incorporer toutes les nouvelles technologies. Les mises à jour régulières de l’Unreal Engine étaient autant d’obstacles pour eux, et ils éprouvaient des difficultés à intégrer les nouveautés et les changements. Le choix de ce moteur s’est finalement révélé inadapté aux ambitions des concepteurs, mais lorsqu’ils l’ont compris, il était malheureusement trop tard pour revenir en arrière.

The Last Remnant, pour le développement duquel Square Enix travailla de près avec les concepteurs du moteur Unreal Engine 3, Epic Games.

L’équipe de The Last Remnant fut contrainte à des renoncements et à des sacrifices, le plus notable restant encore à ce jour la version PlayStation 3 du jeu : annoncée en même temps que la version Xbox 360, qui sortit elle en novembre 2008, elle fut finalement repoussée indéfiniment. Quand bien même le producteur exécutif Akitoshi Kawazu fut obligé d’admettre qu’elle avait été abandonnée, Square Enix ne l’annula jamais formellement, si bien que pendant des années, elle resta dans le classement des jeux les plus attendus du magazine japonais Famitsu et figura sur le catalogue du site Internet japonais de l’éditeur, ornée de la mention « date de sortie à déterminer ».
Si l’Unreal Engine 3 était tout à fait adapté au développement sur Xbox 360 et PC, la PS3 posait beaucoup plus de problèmes, et c’est bien pour des questions de difficultés techniques que The Last Remnant fut finalement annulé sur cette plateforme. Les développeurs jugèrent qu’ils n’étaient pas capables de livrer un jeu dont le degré de finition serait acceptable sur la console de Sony. Ce n’était pas un cas isolé. La PS3 est en réalité l’une des raisons pour lesquelles les développeurs japonais ont connu une période extrêmement difficile dans la deuxième moitié des années 2000, ce qui s’est évidemment ressenti chez Square Enix également. L’architecture inédite du processeur Cell, très difficile à exploiter, avait découragé plus d’un éditeur nippon de se lancer sur la nouvelle console, et beaucoup avaient préféré perpétuer leurs habitudes de développement en se réfugiant sur la DS et la PSP qui, dans le cas de la seconde particulièrement, fonctionnaient à peu près de la même manière que la PS2. L’essor du jeu mobile était également à l’horizon.

Dès 2006, Square Enix commença ainsi à alimenter la DS et la PSP avec une grande diversité de titres conçus à la fois en interne et par des partenaires externes. Sur PSP notamment, l’offre de l’éditeur était d’autant plus riche que les équipes qui avaient brillé sur PS2 étaient dans leur élément. En l’absence de base technologique à partir de laquelle se lancer, l’équipe de Kingdom Hearts II qui aurait dû travailler sur Versus XIII fut réaffectée à d’autres projets, et tout particulièrement Dissidia: Final Fantasy pour PSP. Sorti en 2008, ce dernier fut donc le premier Final Fantasy à être développé par les créateurs de Kingdom Hearts, grillant la politesse à Versus XIII. En fin de compte, beaucoup de ces créateurs se retrouvèrent également sur FFXIII, qui était en phase de production intensive.

Crisis Core: Final Fantasy VII, Dissidia: Final Fantasy et Kingdom Hearts: Birth by Sleep s’inscrivirent sans mal parmi les meilleurs titres du catalogue de la PSP.

Afin de continuer à assurer le développement de nouveaux titres de la série Kingdom Hearts, Square Enix consolida son bureau installé à Osaka (précédemment responsable de jeux de sport et de la série Musashi) et lui confia la création du portage PS2 de Kingdom Hearts: Chain of Memories, puis de Kingdom Hearts: Birth by Sleep sur PSP. Ces nouveaux épisodes, ainsi que ceux sur DS, n’étaient plus alors que supervisés par les anciens membres de l’équipe de KHII, qui se partageaient désormais entre les maigres avancées de Versus XIII et l’assistance aux équipes du XIII.

Mais parallèlement à ce déplacement de la main-d’œuvre vers les consoles portables, il fallait bien pour Square Enix faire acte de présence sur les nouvelles consoles de salon. Ils commencèrent par se tourner vers des studios tiers pour développer de premiers jeux à la place des équipes internes qui étaient au travail sur Crystal Tools et The Last Remnant. Grâce à son architecture proche du PC qui facilitait grandement les développements par rapport à la PS3, la Xbox 360 fut servie en premier lieu : Game Arts et SETA fournirent ainsi Project Sylpheed en 2006, tandis que tri-Ace livra Infinite Undiscovery (à l’origine commandé par Microsoft) en 2008 et Star Ocean: The Last Hope en 2009. Tout juste Square Enix parvint à porter Final Fantasy XI sur 360, en prenant pour base la version PC du MMORPG. En définitive, avant la sortie de Final Fantasy XIII en décembre 2009, The Last Remnant fut le seul titre original sur consoles de cette génération à être développé en interne par les équipes japonaises de Square Enix.

Fortress, qui était voué à devenir le premier Final Fantasy majeur conçu par un studio occidental, et Front Mission Evolved, triste tentative de conversion d’une série historique de Square Enix en jeu s’adressant au public occidental.

À cette même époque, certains éditeurs japonais trouvèrent une solution originale pour continuer à proposer leurs séries historiques sur consoles de salon : en confier le développement à des studios occidentaux, souvent plus à l’aise en termes de technologie. En 2008, Square Enix décida à son tour d’employer cette méthode et se tourna vers deux développeurs indépendants. Pour le premier, le studio suédois GRIN, les choses se passèrent très mal. L’éditeur leur confia la conception d’une vraie-fausse suite de Final Fantasy XII sous la forme d’un RPG orienté action portant le nom de code Fortress. Mais les divergences de direction artistique avec les équipes japonaises et l’accueil critique très mitigé reçu par les jeux de GRIN sortis en 2009 refroidirent grandement les ardeurs de Square Enix, qui décida de mettre un terme à Fortress avant même qu’il ne soit dévoilé. GRIN, n’ayant plus aucun projet capable de l’alimenter, fut contraint de déposer le bilan en août 2009.
Le second développeur, Double Helix Games, livra un Front Mission Evolved qui fut très fraîchement accueilli par la critique lors de sa sortie en septembre 2010.

 

5. Une entrave inattendue

En 2007, alors que Square Enix avait déjà décidé de mettre en place un ordre de priorité dans la chaîne des jeux allant être développés à l’aide de Crystal Tools, une décision cruciale fut prise : le tout nouveau MMORPG, qui était en cours de préparation sous le nom de code Rapture, allait utiliser lui aussi le moteur. Ce successeur direct de Final Fantasy XI, que le producteur Hiromichi Tanaka avait commencé à mettre en place et même à évoquer dès 2005, allait finalement devenir Final Fantasy XIV, prévu sur PlayStation 3 et PC ; il fut dévoilé en tant que tel lors de l’E3 2009. Mais l’éditeur était loin d’imaginer que ce choix de moteur allait sceller le destin du jeu et avoir de graves répercussions sur l’intégralité de ses activités quelques années plus tard.

À l’E3 2005, Square Enix dévoila cette démo technologique sur Xbox 360. Conçue par l’équipe de développement de Final Fantasy XI, elle préfigurait un nouveau MMORPG qui allait finalement devenir le quatorzième épisode de la série.

Après Final Fantasy XIII, c’est donc FFXIV et non Versus XIII qui concentra l’attention de l’équipe de Crystal Tools. Le moteur avait bien marché pour représenter la fresque mythologique chatoyante et ultrascénarisée de FFXIII, mais non sans nécessiter l’emploi de certaines astuces : les metteurs en scène des séquences cinématiques avaient pu contourner certaines difficultés en enregistrant toutes les scènes majeures sous la forme de fichiers vidéos que la console se contentait de lire sans aucun travail de calcul du processeur ; un bon moyen d’éviter également une installation obligatoire du jeu sur le disque dur de la console. Mais si les vidéos étaient de qualité optimale sur PS3 grâce au support Blu-ray, celles de la version Xbox 360, qui occupait 3 DVD, faisaient l’objet d’une compression notable dans les scènes les plus mouvementées.

Mais de tels contournements n’étaient pas envisageables pour le développement d’un MMORPG. Bien que l’équipe de Crystal Tools personnalisât les outils spécifiquement pour FFXIV, la spécialisation du moteur dans le domaine des graphismes et de la physique n’était pas du tout appropriée pour un jeu massivement jouable en ligne. Qui plus est, les concepteurs firent très vite le choix de créer un jeu de la meilleure qualité visuelle possible, au risque d’exclure les joueurs ne disposant pas d’un PC haut de gamme et de rendre le portage sur PS3 particulièrement difficile. D’autant qu’une fois encore, le manque de programmeurs capables d’intégrer de nouvelles technologies limita forcément les possibilités du projet. Cette obsession maladive pour les graphismes créa en fait toutes sortes de problèmes. Alors que les développeurs passaient trop de temps sur la modélisation d’objets du décor parfaitement anodins, qui utilisaient un surplus inutile de ressources, ils étaient contraints de recycler de nombreux éléments graphiques qui créaient des environnements très répétitifs et dénués de personnalité. La mauvaise gestion des ressources avait également un impact direct sur deux fondamentaux de tout MMORPG qui se respecte : l’affichage d’un maximum de personnages à l’écran pour donner un sentiment de vie aux joueurs, et la facilité de la mise à jour des contenus pour les développeurs.

Les versions alpha (en haut) et bêta (en bas) de Final Fantasy XIV 1.0 témoignaient déjà d’un MMORPG pauvre en contenu, bridé par des systèmes peu intuitifs.

Après des tests bêta inquiétants, ce qui devait arriver arriva : lancé dans la précipitation en septembre 2010, FFXIV 1.0 était un jeu bâclé, très incomplet et reposant sur des mécaniques de jeu restrictives inexplicables pour un MMORPG avec abonnement. À cela s’ajoutaient des pannes de serveur régulières qui mettaient en danger la stabilité du service. Cette situation était d’autant plus dramatique que les développeurs savaient eux-mêmes qu’ils allaient livrer un jeu dans un état très insatisfaisant, mais ils essayaient de se convaincre qu’ils arriveraient à corriger tous les problèmes au fil du temps, après la sortie. Malheureusement, le jeu était miné par des erreurs de conception si fondamentales que Square Enix, dos au mur, dut prendre des décisions graves. Le producteur Hiromichi Tanaka, qui dut assumer la responsabilité de cet échec, fut remplacé deux mois après la sortie par Naoki Yoshida, un nouveau venu dans la série, mais qui avait toute la confiance du PDG Yôichi Wada. Yoshida n’était que trop conscient de la responsabilité qui reposait désormais sur ses épaules, mais avec la bénédiction de Wada, il put se permettre d’imaginer un chantier aussi démesuré qu’inédit : réparer la version 1.0 du mieux que possible, tout en développant en parallèle une version 2.0 intégralement nouvelle qui viendrait la remplacer. Le tout dans un laps de temps le plus court possible.
L’échec de la première version de FFXIV, qui força Wada à admettre devant ses actionnaires un an plus tard que la marque Final Fantasy avait été égratignée, fut la culmination du climat de morosité chez Square Enix. FFXIII, malgré ses chiffres de vente très satisfaisants, avait lui-même rencontré un accueil mitigé du fait de ses choix radicaux de gameplay. Son équipe de développement avait qui plus est reçu la consigne de sortir son prochain jeu dans les deux ans suivants, soit avant fin 2011, ce qui la força à adopter une solution de facilité : elle s’engagea alors dans le développement d’une suite directe, FFXIII-2, employant bien sûr le même moteur, et avec comme difficulté supplémentaire de regagner l’adhésion des joueurs.

Final Fantasy XIII-2 entra en développement immédiatement après la sortie de FFXIII.

Malgré ses retards, Final Fantasy Versus XIII demeurait à cette époque le grand jeu mystérieux vers lequel tous les regards se tournaient. Mais il faisait en 2010 l’objet d’apparitions contradictoires qui ne donnaient toujours pas l’impression qu’il était prêt à enfin se concrétiser. Bien qu’absent de l’E3 en juin du fait de sa profonde refonte, le jeu apparut malgré tout dans Famitsu la semaine suivant la clôture du salon, avec des images des graphismes en temps réel de la nouvelle version aux décors ouverts et réalistes. Sur Twitter, alors qu’il devait assurer la campagne promotionnelle de The 3rd Birthday qui battait son plein, Tetsuya Nomura déviait parfois de ses obligations pour donner des nouvelles étonnamment détaillées de son travail sur Versus, non sans prévenir que son équipe faisait beaucoup d’essais, notamment pour trouver comment concilier la tradition de Final Fantasy avec un système très riche en action. Le créateur, habitué aux déclarations énigmatiques, continuait à cultiver le secret.

Il ne pouvait naturellement pas admettre publiquement qu’en interne, le développement connaissait alors de grandes difficultés, principalement liées au fait que le nouveau format de Versus le faisait de plus en plus ressembler à un jeu en monde ouvert, et que la technologie à la disposition de l’équipe n’était plus à la hauteur de ces ambitions. Les méthodes de développement habituelles de Square Enix et les outils eux-mêmes n’étant plus du tout adaptés à la conception d’un vaste terrain de jeu avec un système de combat en temps réel, l’équipe fut contrainte d’avancer à tâtons. Devant ces défis, l’éditeur lança en octobre 2010 une campagne de recrutement pour combler les rangs de Versus : les offres concernaient alors des game designers spécialisés dans les combats et l’intégration du scénario dans les phases de jeu, et de préférence avec une bonne expérience dans la conception de jeux d’action. Dans l’espoir, bien sûr, de trouver comment intégrer un système de combat complexe et dynamique sans transition avec l’exploration dans de grands environnements en 3D, le tout avec une formule fidèle à l’esprit Final Fantasy et de la meilleure qualité visuelle possible. Un véritable casse-tête pour les développeurs, qui n’avaient jamais rien conçu de tel.

famitsu-juin-2010

Les trois images de Final Fantasy Versus XIII révélées dans Famitsu en juin 2010 illustraient pour la première fois la nouvelle orientation du game design, lorgnant le monde ouvert.

Parallèlement, Naoki Yoshida donnait avec FFXIV un coup de fouet bienvenu aux habitudes de Square Enix. Alors que l’éditeur avait pour coutume de théâtraliser chacune des apparitions de ses jeux en cours de conception, Yoshida décréta que le seul moyen de regagner la confiance des joueurs de FFXIV était d’être parfaitement honnête avec eux et de leur cacher le moins de choses possible. Ses choix furent naturellement accueillis avec scepticisme, que ce soit en interne quand il révéla à ses équipes qu’ils allaient devoir travailler simultanément sur deux versions du jeu, ou en externe, car il s’agissait jusque-là d’un parfait inconnu pour les fans de Final Fantasy. Il s’attacha à communiquer le plus régulièrement possible avec la communauté, d’abord à travers des messages sur le site et les forums officiels, puis grâce à sa fameuse lettre du producteur live, une émission retransmise en direct sur Internet. Il y faisait preuve d’une honnêteté jamais vue auparavant chez Square Enix, en montrant par exemple des images des contenus à venir avant même qu’ils ne soient finalisés, en invitant des membres de son équipe à venir expliquer leur travail, et en répondant directement aux questions posées par les fans. Il n’hésitait pas non plus à être très clair au sujet des implications financières du projet, notamment lorsqu’il prit la décision fin 2011 de rétablir l’abonnement mensuel qui avait été interrompu à la sortie du jeu du fait de la vague de mécontentement des joueurs.
Square Enix était mal à l’aise avec l’idée de révéler ainsi ses coulisses, car cela posait le risque de laisser échapper des informations sensibles, mais le travail de Yoshida porta rapidement ses fruits. Le créateur, qui était devenu le visage public de FFXIV, avait réussi à valoriser le jeu auprès de toutes les personnes impliquées dans son existence, des développeurs jusqu’aux joueurs.

 

6. Pas deux fois la même erreur

En quête d’une présence plus affirmée sur le marché international du jeu vidéo, Square Enix fit en avril 2009 l’acquisition d’Eidos Interactive, intégrant ainsi dans son catalogue des licences aussi célèbres que Tomb Raider, Deus Ex ou Hitman. Ayant pris tardivement conscience que ses équipes subissaient des contraintes technologiques qui les empêchaient de livrer autant de jeux sur PS3 et Xbox 360 que lors de la génération PS2, le PDG Yôichi Wada profita de ce rachat pour commencer à mettre en place un environnement plus favorable, et ce même si le chantier était d’autant plus énorme qu’il allait d’abord falloir corriger les erreurs commises à cause du moteur Crystal Tools. Séduit par l’approche du directeur de la technologie d’Eidos de l’époque, Julien Merceron, Wada décida en janvier 2010 de le nommer à ce même poste mais à l’échelon du groupe Square Enix tout entier. Il l’invita immédiatement à travailler avec les développeurs japonais afin de cerner leurs problèmes. À Tokyo, Merceron découvrit des équipes moroses, dotées d’outils datés et inadaptés à leurs ambitions, et incapables de capitaliser sur leurs acquis dans le but de se renouveler. Ce constat, naturellement, s’appliquait tout autant à Final Fantasy XIV 1.0 qu’à Final Fantasy Versus XIII, alors en plein chamboulement. À la suite de sa promotion, le Français s’employa en particulier à remotiver les développeurs, mais aussi à accompagner un nouveau chantier technologique qui était en train de se mettre en place.

Yôichi Wada (à gauche) et Yoshihisa Hashimoto (à droite), ici à l’E3 2012.

Conscient que le moteur Crystal Tools était entré en production beaucoup trop tardivement dans le cycle de la génération PlayStation 3 et Xbox 360, et qu’il n’avait finalement pas réussi à atteindre les objectifs visés à l’origine, Yôichi Wada pensa qu’il n’était jamais trop tôt pour commencer à préparer les outils de développement de jeux sur les consoles de nouvelle génération, quand bien même ces dernières étaient encore loin d’être annoncées. Renouveler les capacités technologiques de ses équipes allait être une tâche de longue haleine.
Parallèlement à l’arrivée d’Eidos dans le giron de Square Enix, Wada décida ainsi d’entamer la fondation d’une nouvelle équipe de recherche et développement, et recruta pour cela un petit groupe d’ingénieurs expérimentés qui avaient auparavant travaillé pour Sega. Parmi eux se trouvait Yoshihisa Hashimoto, qui avait dirigé la conception du Hedgehog Engine utilisé pour le développement de Sonic Unleashed sorti peu de temps avant. Bien qu’il reçut un accueil très mitigé sur le plan du gameplay, le jeu avait été salué pour la qualité de ses graphismes et de ses animations.
L’une des spécialités de Hashimoto et de son équipe était le physically based lighting, une méthode de rendu de l’éclairage basé sur la physique ; une technique très coûteuse en ressources, encore difficile à mettre en place sur consoles à l’époque, mais garantissant un jeu d’ombres et de lumières très réaliste. Installé au sein de Square Enix, le petit groupe lança en mars 2010 une vaste campagne de recrutement de nouveaux talents, s’adressant non seulement à des candidats japonais mais aussi à des ingénieurs et graphistes du monde entier. L’objectif était clair : réunir une équipe d’élite capable de créer un moteur disposant d’une technologie de pointe… mais en choisissant de lui donner une spécialisation conforme aux titres japonais de l’éditeur, et en refusant de l’imposer à un projet pour lequel il serait inadapté. Ce moteur allait ainsi être destiné à la création de jeux de rôle classiques ou orienté action, avec en ligne de mire de potentiels futurs épisodes de Final Fantasy et Kingdom Hearts. Mais à ce moment-là, il était créé uniquement en tant que moteur, sans être encore rattaché à un jeu concret.
Le projet fut annoncé officiellement en septembre 2010 lors du colloque de professionnels de jeu vidéo CEDEC, à Yokohama. Intervenant au cours d’une conférence de Julien Merceron, qui présentait les moteurs des studios d’Eidos, Yoshihisa Hashimoto et Hiroshi Iwasaki donnèrent les premiers détails de leur moteur, à commencer par son nom : Luminous Studio. Intégrant nativement DirectX 11, il était annoncé d’emblée comme étant compatible exclusivement avec les futures consoles de nouvelle génération. Ses principales spécialisations allaient être les shaders programmables, l’animation et l’intelligence artificielle.

Intitulée « Présentation détaillée des moteurs de jeu de pointe d’Eidos », la conférence de Julien Merceron au CEDEC de septembre 2010 scella l’alliance entre les ingénieurs d’Eidos et de Square Enix.

La genèse du Luminous Studio est intimement liée au rapprochement entre Square Enix et Eidos, bien que l’équipe en charge de sa conception était basée à Tokyo et que le moteur se destinait exclusivement à des productions japonaises. Dès la fondation de leur groupe de recherche et développement, Hashimoto et ses collègues rendirent visite aux différents studios occidentaux qui faisaient désormais partie de l’éditeur : IO Interactive (Hitman), Crystal Dynamics (Tomb Raider) et Eidos Montréal (Deus Ex: Human Revolution). Ces visites ne se destinaient pas simplement à l’observation de leurs outils respectifs, les moteurs Glacier 2 et Crystal Engine : ils allaient procéder à un échange de leurs codes source et les membres de l’équipe Luminous allaient même reprendre certaines de leurs technologies pour leur propre moteur. Parallèlement, Square Enix recrutait de nombreux ingénieurs très spécialisés, dont la plupart n’étaient pas japonais, si bien que les étrangers finirent par composer les 2/3 des effectifs.
La toute première tâche de l’équipe du Luminous Studio fut la conception d’un éditeur de cinématiques, qui allait leur permettre de mettre au point leur premier projet concret, une vidéo de démonstration technologique nommée Agni’s Philosophy. Peaufinée jusqu’au tout dernier moment, elle fut révélée à l’E3, en juin 2012, accompagnée d’un sous-titre qui en disait long : « Final Fantasy Realtime Tech Demo », pour ne laisser aucune ambiguïté sur le fait que cette nouvelle technologie était bien destinée à la conception d’un futur Final Fantasy. Agni’s Philosophy était issue d’un travail de collaboration direct entre l’équipe Luminous et Visual Works, le studio d’imagerie de synthèse de Square Enix. Chose qui semblait impensable jusque-là, il était désormais possible de verser les contenus créés par Visual Works directement dans l’interface de Luminous et de les exploiter en temps réel, grâce à une nouvelle technique nommée « Look Development ». Mais Visual Works, qui ne travaillait que sur des séquences préenregistrées ne nécessitant aucun calcul de la part des consoles, n’avait pas pour habitude d’optimiser ses projets ; par exemple, ils n’utilisaient jamais la technique du culling (élimination sélective), qui permet de masquer les objets non visibles à l’écran. Cela força le studio à apprendre comment économiser le plus de ressources possibles, notamment puisque la vidéo fut plus tard portée sur PlayStation 4.

La démonstration Agni’s Philosophy marqua le retour du studio japonais de Square Enix sur le devant de la scène technologique internationale.

À travers Agni’s Philosophy, Square Enix affirma également l’un de ses principes fondateurs : que la technologie ne soit jamais dissociée de l’art. En faisant appel à des illustrateurs venant à la fois des studios japonais et occidentaux de l’éditeur, notamment le directeur artistique de FFXIII Isamu Kamikokuryô et celui de Tomb Raider, Brian Horton, Visual Works donna naissance à un univers inédit servant de toile de fond crédible à la démonstration visuelle. Le résultat était si saisissant que certains joueurs se demandèrent légitimement si Square Enix ne comptait pas utiliser le personnage d’Agni et son univers dans un véritable jeu ; mais ce n’était pas encore d’actualité à ce moment-là, et ce niveau de détail et de recherche était précisément prévu pour donner à Agni’s Philosophy autant de profondeur artistique que technologique.

 

Pour lire la deuxième partie, consacrée aux difficultés qui ont finalement contraint Square Enix à mettre un terme à la version PlayStation 3 de Final Fantasy Versus XIII pour le ressusciter en tant que Final Fantasy XV, cliquez sur ce lien.

 

N.B.

Le contenu de cet article est sujet à changements selon la découverte de nouvelles informations ou de détails plus précis relatifs au développement de Final Fantasy Versus XIII et Final Fantasy XV. Les ajouts ou modifications seront précisés dans cet encadré.

Références

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Images

Square Enix, GAME Watch, Andrew Hamilton (Fortress), Famitsu, Famitsu.com